11 décembre 2016 11:39 • À l'aplomb du Signal - Ste-Victoire
Imminences grises
Fragment 83,
de météore
de météore
21 février 2017
Fragment 83,
de météore
de météore
21 février 2017
Un vilain brouillard glacé. Devant nous. Et derrière nous, abrupte, frimeuse, la falaise qui se chauffe déjà des rayons du soleil. Depuis cet escarpement pierreux où nous nous sommes posés, nous observons en silence la masse de brume froide qui semble remonter depuis le col et la route en contre-bas, enveloppant au passage d’un gris lourd les terres rouges que l’on surplombe, prenant son élan pour tenter de s’accrocher aux à-pics de pierre grise. Qui résistent, marbres déjà tièdes, et la masse froide qui reflue. Dans le vent induit par cette joute-là, nous sommes assis à l’exact front d’un combat atmosphérique, tantôt pris dans un brouillard épais qui éteint dans l’humide la belle lumière d’une matinée d’hiver, tantôt au-dessus du nuage de brume, semblant soudain flotter en pleine lumière dans un air ressenti presque doux. Tourbillons.
Émilien se recroqueville et s’est rapproché de moi. Les mains rentrées dans ses manches, il grignote du bout des doigts une barre de céréales, curieux, je crois, de ce qui se passe là. Je lui dis que c’est sur ces terres rouges, en partie, que Houellebecq est venu s’échouer en mort imminente, le temps d’un film. «…Qui s’ouvre sur un bel orage. » Une moto passe au loin, dont la cavalcade de pistons est saluée par mon fils, tout son visage écarquillé d’un grand sourire, index pointé vers le haut pour souligner l’importance de cette ligne de basse mécanique qui s’invite à l’incertain combat.
Combat. Tout voir sous cet angle est devenu un biais, j’en suis conscient. Quelle dimension de subterfuge, de diversion se trouve-t-elle là ? De quoi cela protège-t-il ? Quel artifice est-il en jeu ? Le brouillard reflue encore, laissant sur les vallons empierrés des lambeaux de chairs brumeuses que des tourbillons de vent nettoient sans tarder. Effilochant sans pitié. Et la masse revient à l’assaut, nous enveloppant d’une humidité glaciale. Je sais qui finira par l’emporter, un brouillard est éphémère, par nature et les parois alliées au soleil de décembre rayonnent bien trop haut pour lui, ce jour-là.
Rhétorique. Par l’agencement intuitif des mots du combat, apporter du sens à notre trajet minimaliste, pas plus édifiant qu’un combat moléculaire autour d’un petit bouton d’acné à l’échelle des milliards de cellules qui nous composent, pas plus consistant qu’une confrontation entre arthropodes en regard des milliards de tueries instantanées, toutes espèces confondues. Sans raison apparente, d’autres ont bien tenté au fil du temps d’orienter notre discours familial sur d’autres terrains. Celui du «sacrifice», par exemple, le plus immédiat. Avec dans l’ordre, la révérence, inévitable, «c’est magnifique ce que vous faites là», puis la projection associée à une autodépréciation, «moi, je ne pourrais pas», puis le constat, dur et froid, «c’est un sacré sacrifice»; je prends sans discuter jusque-là, toute marque d’empathie sincère est bénéfique, bien sûr, mais pour certains, ensuite, le jugement, pernicieux, «cela en vaut-il la peine ?» et le conseil suffisant de celui qui sait, «N’auriez-vous pas dû le placer…», à peine sous-entendu «plutôt que de foutre votre vie en l’air et la nôtre avec… Plutôt que de nous gonfler avec vos jérémiades…»
11:24
Puyloubier
Jérémiades. On a pu croiser aussi d’autres visions, plus habitées, où il était question d’une mise à l’épreuve, où il fallait l’accepter, sachant qu’il y aurait quelque part une volonté supérieure apte à nous imposer notre parcours, nos joies et nos peines, et autorisée à nous embrouiller au point de confondre les unes et les autres, dans un nuage d’encens et une procession rhétorique de soumission : péché, pénitence, rémission, pitié, miséricorde, salut.
Très proche de notre sentiment des choses, un père ici même, sur ce blog, quand les commentaires émettaient encore, proposait un autre axe : celui d’un parcours finalement édifiant, d’une vie particulière qui nous amène, nous, parents d’enfants en difficulté, en souffrance, à une acuité particulière, une maturité acquise sur les chemins de la différence… Nietzsche, mais pas dans l’acceptation du «Ce qui ne nous tue pas…» dénaturée par nos spécialistes du coaching de la réussite personnelle, mais bien dans l’idée que l’on n’est pas, mais que l’on se connaîtra en devenant. Et que dès lors, accepter que l’on puisse devenir et pas être, c’est accepter les turbulences de la vie comme éléments constructeurs de l’être (1)…
Éléments constructeurs… Des membres de l’association qui gère le FAM où réside Émilien qui assistaient à une réunion avec les «tutelles», soit-dit les instances administratives et régionales de contrôle, de financement — mais aussi théoriquement de soutien — de l’établissement, se seraient vus affirmer cette position : «Un autiste non sédaté coûte trop cher…» Ben voyons, assommons-le plutôt que de tenter du cognitif, de la socialisation, des sollicitations, plutôt que d’essayer de comprendre les raisons de son mal-être, de son agressivité, plutôt que d’envisager l’aiguillon d’une douleur somatique… Bref, au-delà de l’aplomb de cette assertion en regard de tous les procès publics pour fuites financières courantes de nos belles instances locales, on comprend mieux ainsi cette volonté d’installer et de donner tous pouvoirs aux éminents sédateurs que sont certains psychiatres protohistoriques plutôt que d’envisager, comme le font d’autres pays développés, un cocktail intelligent de diverses approches et méthodes, un «traitement», en somme, par forcément pharmacologique, bien dosé pour s’adapter à un autiste particulier. Soit un être en devenir, quand même…
[ Une autre moto cogne plus bas et Emilien me prend le bras, réclamant mon regard et je me rappelle toute l’importance qu’il accorde au démarrage de Harley au début de la suite Atom Heart Mother(2)… Entre autres. Je lui dis «Pink Floyd ?», il exulte. ]
Pour avoir étudié incidemment et en profondeur le rapport du Sénat (3) sur la maltraitance envers les personnes handicapées accueillies en établissements, j’étais resté dans l’interrogation : si toutes les facettes de la maltraitance y sont détaillées, — y compris la «maltraitance en creux», le manque de soins ou de considération — , rien, peut-être une phrase, sur la maltraitance chimique, sur cette «sédation» justifiée par qu’elle ferait du bien. Rien non plus sur l’internement, alors que personne, pour notre cas, ni n’avait pu argumenter sérieusement sur un gain pour notre enfant ni n’avait pu justifier les conditions de sa «détention». Il est semble-t-il des édifices même branlants auxquels il est difficile de s’en prendre. Réminiscences de ce combat-là, personne ne pourrait nous enlever qu’Émilien va bien, bien mieux et que malgré des hauts et des bas liés à sa condition d’être autiste non verbal il semble heureux depuis bientôt deux ans et que c’est grâce à notre volonté d’aller contre et de refuser de subir.
[ Frissons, le nuage semble se durcir dans le froid et l’humide. Je dépose sur son genou un quart de pomme, puis un autre. Si les conditions atmosphériques sont aujourd’hui difficiles, il me suit, même en râlant, il crapahute, suivant pas après pas nos traces dans la brume qui nous étouffe. Confiant, je pense. Là, du coin de l’oeil, je le vois attendre que la masse reflue pour laisser passer quelques rais de soleil qui jouent en diffraction à créer des ébauches d’arcs-en-ciel dans l’air saturé d’eau. Rayons de gloire. Bien sûr pas dupe de la lourdeur du symbole, je souris, alors il sourit. C’est évidemment dans ces moments-là que l’on se sent plus fort. L’art du combat se révèle dans la trêve, se renforce dans la résilience. Mon fils s’est blotti à mon côté gauche, les yeux dans le vague brouillard. Il va se lever, peut-être trébucher, je serai encore là un moment pour lui, à philosopher à l’emporte-pièce entre pierres et météores aqueux; si l’on apprend à être, c’est à notre bénéfice, ni élévation ni sacrifice, juste vivants. À devenir vivants. Puis un autre. ]
Issue pour ce monologue frugal, pour qui même nous suit : chacun a son propre combat et sa façon d’en parler et d’en parler à soi-même, soit de se raconter. Je repense à Houellebecq. À tant d’autres qui n’ont pas ou plus le loisir de fuir ou de faire semblant… Dans une adhésion au pessimiste Shopenhauer, à estimer que plus l’homme est conscient de sa condition, plus sa souffrance augmente, je préfère persister à qualifier notre parcours avec les mots du combat, qui aident au moins à mépriser la souffrance et qui donnent finalement à chaque moment, à défaut d’en être une raison, une tournure d’être, de créer, d’avancer sans relâche, de comprendre, aussi, nos faiblesses, nos fatigues, et leurs corollaires, les colères et les ressentiments.
«Pas envie de rire, aujourd’hui», mon ton bougon arrache à Émilien un grand éclat jovial, «Gou-ga !», qui semble fuser, grimpant à mains nues le long des parois jusqu’à la Brèche des Moines, cinq-cents mètres plus haut. Émilien sait qu’en replongeant dans le brouillard givrant après notre halte casse-croûte, l’on va rejoindre la voiture et rentrer à la maison, fourbir nos convictions aux râteliers de notre camp de base, fortifiés de notre imminente folie frileuse tremblotant comme la braise de chêne dans notre poêle à bois.
Je crois que le cri a passé la crête et se fait la malle dans les forêts qui fuient au loin au-delà du versant nord… «Gou-ga !»
Armand T.
11:40
À l'aplomb du Signal
Ste-Victoire
Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc
Nietzsche est passé par là…
(1)Nietzsche, ce jour-là, lueur dans notre brume : « Parvenu à ce point, il n’est plus possible d’éluder la véritable réponse à la question : comment devient-on ce que l’on est ? Et c’est là que j’atteins ce qui, dans l’art de l’autoconservation, de l’automanie, est un véritable chef-d’œuvre… En admettant en effet que la tâche, la détermination et le destin de la tâche, ait une importance supérieure à la moyenne, le plus grave danger serait de s’apercevoir soi-même en même temps que cette tâche. Que l’on devienne ce que l’on est, suppose que l’on ne pressente pas le moins du monde ce que l’on est. De ce point de vue, même les bévues de la vie ont leur sens et leur valeur, et, pour un temps, les chemins détournés, les voies sans issue, les hésitations, les « modesties », le sérieux gaspillé à des tâches qui se situent au-delà de la tâche. En cela peut s’exprimer une grande sagacité, et peut-être la suprême sagacité : là où le nosce te ipsum serait la recette pour décliner, c’est s’oublier, se mécomprendre, se rapetisser, se borner, se médiocriser qui devient la raison même (…) Pendant ce temps, l’« idée » organisatrice, celle qui est appelée à dominer, ne fait que croître en profondeur, – elle se met à commander, elle vous ramène lentement des chemins détournés, des voies sans issue où l’on s’était égaré, elle prépare la naissance de qualités et d’aptitudes isolées qui, plus tard, se révéleront indispensables comme moyens pour atteindre l’ensemble, – elle forme l’une après l’autre les facultés auxiliaires avant même de rien révéler sur la tâche dominante, sur le « but », la « fin », le « sens ». – Considérée sous cet aspect, ma vie est tout simplement miraculeuse. » Nietzsche, Ecce Homo
À suivre, Dorian Astor, redresseur de Nietzsche, sur France Culture, Les Chemins de la Philosophie :
Atom…
(2) Pink Floyd, bien sûr, dans l’album éponyme, un grand moment de partage musical avec Émilien quand il va bien.
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