21 juin 2014 122:56 • Vers l'Élancèze - Mandailles-St-Julien - Cantal
Chaleurs tournantes
Fragment 78,
d'inox et de broches…
d'inox et de broches…
15 mars 2016
Fragment 78,
d'inox et de broches…
d'inox et de broches…
15 mars 2016
Le toubib me questionne, recoupant ses questions. Il est jeune et je le trouve empathique et bienveillant. Émilien geint un peu depuis un sommeil groggy et sa position latérale. Il est en déchocage, étiquette de porte de salle, ce n’est pas le plus rassurant : l’étape d’après, c’est le bloc ou la réa. Froissement doré de couverture de survie et d’autres étoffes synthétiques et étrangères, il remue un peu. Il fait chaud ici, froid dehors. Et nuit.
Le jeune docteur me pose la même question plusieurs fois, avec des approches différentes, cherchant comme un enquêteur chez un témoin capital à séparer le vrai de l’affectif, les termes révélateurs d’un non-dit, à extraire une raison de ne pas prolonger l’hospitalisation de notre enfant, une raison d’aller dans mon sens de parent, qui voudra récupérer son fils. Il a croisé les bras sur son intelligence bienveillante, appuyé sur une table derrière lui : «Je suis là aussi pour vous écouter, écouter la famille…» Alors j’argumente, arc-bouté sur nos convictions et notre expérience, sur le fait que l’on connaît bien ce pour quoi nous sommes là, que le Centre a fait ce qu’il fallait face à une crise d’épilepsie de forte amplitude, mais qu’une nouvelle hospitalisation serait délétère quant au mieux-être récent de notre fils autiste. Il appelle le Centre, l’unité de vie d’Émilien, et revient vers moi, me repose les mêmes questions. Une infirmière en blanc s’immisce, s’adresse au jeune toubib en vert qui me sonde toujours, prête à placer une broche, bien sûr, comme il se devrait dans la logique de mise en observation et d’un bilan biologique complet. Je frémis, mais n’en montre rien. Je me rappelle cette broche oubliée qu’il avait fallu lui enlever après s’en être aperçu, le soir au coucher, de retour chez nous… Je réfrène, donc, je pense lâchement au poulet doré dans sa chaleur tournante que nous avons abandonné pour prendre le chemin nocturne des urgences d’Aubagne, je me dis que notre enfant va bien en ce moment et qu’il faut s’accrocher à ça, surmonter cette anecdote, cette microfissure et comme je sens le docteur hésitant, je reprends ma négo sur les difficultés à maintenir hospitalisé un autiste adulte avec de forts troubles de comportement. Il fait un peu plus froid ici, nuit dehors. On n’a pas pu entrer à deux, urgences obligent. Sa mère restée à l’entrée des Enfers, c’est à moi de produire une musique douce pour en extraire Eurydice, heu, Émilien, bien sûr, ce soir.
[Orphée… À chaque hospitalisation, une image s’impose, fruit d’un bref passage adolescent en couloir d’urgence niçois et où un homme vêtu d’un seul grand drap ensanglanté porté comme une toge gesticulait et discourait éméché sur la mauvaise fortune de son pote suriné… Note de lecture récente, d’un essai de Martha Nussbaum (1) qui revient aux sources de l’étonnement philosophique quant à la vulnérabilité de l’homme : en trois temps, ce livre par encore lu, semblerait démarrer de la morale des tragédies grecques où quoi que fasse l’humain pour aller à l’encontre de sa fortune, il subira celle-ci; et qu’il ne s’emploie surtout pas à tenter d’y déroger, chaos assuré… ]
Déchocage. J’ai gagné provisoirement la confiance de mon interlocuteur, qui congédie son infirmière et ses velléités d’embrochage. Je souffle et suis mon fil antique avec Platon, deuxième temps, arguant qu’avec la raison, on peut se sortir de toute situation, n’en déplaise à l’inéluctable «fortune» tragique… Je me penche pour glisser à mon fils loin de toute réalité ontique une phrase rassurante, qui trouvera un écho, plus tard, quand l’infirmière reviendra pour une simple ponction capillaire, harpie têtue et sympathique.
Il retire sa main avec vigueur trois fois avant qu’une goutte de sang ne se propose au bout du doigt ; l’infirmière croise mon regard, je vois qu’elle comprend mieux mes réticences quant au programme des réjouissances initiales, incluant l’invasif cathéter… Les locaux sont exigus, les plaintes et gémissements se superposent; les instruments lâchés dans les bacs en aluminium et les haricots en inox ponctuent la litanie d’une étrange syncope métallique, déstructurée, mais hypnotique si l’on y prête attention, comme la partition postérieure du «Jardin des Délices» de Jheronimus Bosch (2) pour le musicien qui se lancerait dans l’interprétation de cette suite lunaire de notes.
Bon, semblant d’effluves de poulet grillé. Pas appétissant dans le contexte. Seul à nouveau avec Émilien qui somnole et râle parfois. Il est temps de relayer la maman coincée à la porte des Enfers. Respectant la consigne, on échange nos positions. La salle d’attente des urgences est si petite et comble, un peu, d’une humanité figée dont seuls les yeux semblent bouger. Mais à dimension humaine, avec une proximité, à bien réfléchir, rien à voir avec notre dernière visite à la Timone et son grand hall de souffrances et de déambulations. Ce soir est froid, mais je préfère attendre dehors.
L’admission des urgences est au bout d’une allée, grands platanes nocturnes dont les faîtes se noient dans le noir et lampadaires blafards, se profilant entre deux barres de bâtiments d’habitations. Là, devant l’entrée, dans une des rares zones de lumière, un groupe de jeunes a improvisé un foot joyeux avec un ballon en mousse, des frères, des potes ou des cousins qui se réchauffent et tentent sans doute aussi par le jeu de distraire une enfant bien plus jeune ; oublier l’incertitude d’un parent proche en attente de son sort réglé dans un des box d’urgence ? Ça a l’air de marcher, la minotte rie et rebondit en tous sens. Du coup, je m’échappe aussi. Fugace. Et rebondis à Platon, sa raison, sa pensée rationnelle, prêtant paradoxalement à Socrate dans Phèdre, l’éloge de ces sentiments que l’homme sait si bien exacerber : amour, amitié, passion…
Je m’aventure dans une sombre coursive extérieure qui longe le petit bâtiment. Chaque fenêtre comme un écran crypté de saynètes tragiques. Je repère le box d’Émilien, de déchocage, malgré le verre occultant. Je vois les ombres qui s’agitent, la tache dorée de la couverture de survie. La négo continue. Le ballon m’arrive dans les pieds. Je dribble la minotte et la regarde qui repart en riant à l’opposé de la coursive. On m’appelle depuis l’arrière d’un hygiaphone. On s’en va. Tandis que je marche vers notre véhicule pour le rapprocher de l’entrée, je ne me retourne pas, il est dit qu’Orphée l’aurait fait, quand il avait fait le plus dur, sombrant dans le désastre de sa tragédie à lui. Je ne m’élèverai pas contre notre bonne fortune de ce soir-là ni ne surestimerai notre faculté à gérer la situation. On prendra ce qui est donné, l’extraction sans heurts de mon fils d’une hospitalisation de plus.
Sur le long chemin du retour vers notre camp de base, il s’est allongé sur la banquette arrière, jambes pliées, tête sur mes jambes. Chaleur tournante. Je repense au poulet doré qui nous attend toujours, peut-être pas tout à fait cuit, et tandis qu’Émilien me bave doucement sur le pantalon, s’engourdissant petit à petit de tout son long, tout à ses dernières vagues de benzodiazépines, Aristote m’interpelle, pour finir : troisième temps, savoir sa vulnérabilité et ensuite accepter sa vanité à vouloir tout maîtriser, respecter sa faiblesse parce que notre humanité se joue là, complexe, vivante, fragile, surprenante et chiante, chaleureuse, conflictuelle, anecdotique et universelle…
Je sais qu’à notre arrivée, notre fils plongera dans son lit, tirera la couette avec tonicité et fermera les yeux sur une expression onomatopo-verbale de grande satisfaction; et passera à autre chose, parce qu’il va bien en ce moment. Leitmotiv. Peut-être saura-t-il que je le garderai demain, en observation familiale, infligeant un accroc de plus à ma vie socioprofessionnelle. Et que je relaterai ici cette anecdote, comme un fragment de plus, un 78e fragment, d’un blog qui n’est peut-être pas plus signifiant qu’un vain patchwork, finalement, d’une vie, de trois vies rapiécées de fragments de pas grand-chose, et cousues ensemble, en points serrés. Depuis l’autoroute, quelques points de lumières hantent la nuit, comme des reliquats de braises nocturnes après un feu de forêt, je me colle vite un post-it quelque part, cette photo de Piotr Pavlenski (3) posant dos à sa porte des enfers à lui, à laquelle il vient de mettre le feu.
Ne pas se retourner. Pour ce soir, derrière est l’enfer. En être fiers.
Je me dis encore que je hais bizarrement les patchworks, mais pas le poulet grillé; et puis je ne pense plus à rien.
Armand T.
19:02
Puyloubier
Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc
Capabilités…
(1) Vagabondages en survol à basse altitude sur la base d’un résumé du livre de Martha Nussbaum, philosophe américaine aristotélicienne féministe et engagée, sans doute compliqué dans un pays dont une grande partie semble sensible aux grands coups de Trump.
« L’idée essentielle est celle de l’être humain en tant qu’être libre et plein de dignité qui, homme ou femme, forge sa propre vie dans la coopération et l’échange avec les autres, plutôt que d’être passivement façonné ou malmené à la façon d’un animal vivant en troupeau ou en bande (…), chaque personne doit recevoir les capabilités essentielles, fondamentales pour la réussite d’une vie ». M. Nussbaum • Fortune et éthique dans la tragédie et la philosophie grecques – Éd. de l’Éclat.
Fondements de mélodie…
(2) La mélodie du « Jardin des délices », œuvre de Jérôme Bosch : Jérôme Bosch
Clown ravagé, artiste politique à l’engagement intégral…
(2) En 2016, quand je rédigeai ce billet, “Piotr Pavlenski, lui, n’[avait] qu’un seul message : ôter la peur des Russes en bravant les interdits.” – Le Monde, 2015.
En 2020 : “C’est un drôle de clown, ce Piotr Pavlenski : militant, activiste, trublion de la Russie de Poutine, il se définit avant tout comme un artiste politique. Un artiste à l’engagement intégral, absolu, ravageur et ravagé, qui ne fait aucune distinction entre son œuvre et sa vie privée. Visage livide et émacié, silhouette ascétique, le jeune homme s’est fait connaître en 2012 après s’être cousu les lèvres en soutien au procès des Pussy Riots. Depuis, il ne cesse de multiplier les actions spectaculaires pour dénoncer le « musellement » du peuple.” – L’OBS, 2020
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