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De crépuscule en corpuscules
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[Bruit de pas, que ça, les bruits de nos pas…
Moi : ]- Quelque chose me dérange aujourd’hui, une lueur aveuglante, inhabituelle…
[ Lui, comme une branche craque : ] – Un aveuglement.
[ Me retournant vers mon autiste non verbal : ] – Tiens, tu parles ?
– Hé oui, je vais mieux, alors tu l’entends autrement…
– Et je t’entends, t’imagine autre, réinitialisé, parlant ?
– Autre, ou toujours moi, surgissant d’autres autrements…
[ Nos deux souffles, le soleil dans la tronche, je parle à son contre-jour, ébloui parce qu’on marche vers l’Ouest et qu’il est tard, inhabituel parce que les horaires ont changés, les horaires de nos balades qui ont repris, et le rythme… Basé sur son sommeil, ses siestes, sa bonne volonté d’être, mieux. Depuis, plus d’yeux qui piquent de nuits épiques. Et des réminiscences de nuits affreuses qui développent notre incrédulité. «Long collier de sommeils affreux d’yeux arrachés à coup de pique…», vapeurs d’Alcools (1)…
Alors, dire les choses, tant qu’elles sont telles. On verra bien, contre-jour.
Moi : ] – Tu dors désormais plus longtemps, parfois loin dans le matin…
– Et l’on sort parfois en fin d’après-midi, comme les tarentes.
– Et les junkies…
– Geckos junkies…
– Et les fêtards et les alcoolos…
[ Je trébuche sur une vieille racine résurgente… Il avait garé sa voiturette sans permis près de nous; nous, moi et Émilien à l’arrière attendant Nadine, partie faire une course. À l’arrière à distraire mon grand fils autiste, il ne nous avait pas vus. Il se croyait seul, dans cet état où toutes les réticences tombent et où notre gendarme social s’endort. Milieu de matinée, il se mit à fourrager quelque part près de lui, côté passager. Il prit au goulot sans cérémonial une flasque que j’imaginai d’un alcool de cuisine, whisky, cognac… Puis il la reboucha, à hauteur des yeux, l’ambre du liquide lui donnant soudain un air buriné, comme absorbé par le message distillé par l’étiquette. Il la remit avec tendresse à sa droite, siège passager, en la suivant des yeux et en marmonnant. Peut-être un reproche. Il rectifia machinalement l’ordre de son tableau de bord, en parlant, toujours seul et désinhibé. Puis il s’en retourna vers elle, encore en se penchant à droite, plusieurs fois. Je crois que le clocher du village sonna dix fois. Tôt, encore tôt. J’imaginai qu’il se dopait pour faire face à une séquence de vie difficile, annoncer à un proche une détestable nouvelle, accompagner un pote dans un dernier voyage funèbre. Tout ce qui peut passer par une tête en jachère en matinée dominicale. Mais après quelques exercices du coude, il se contenta de commenter encore une fois le rangement de l’habitacle de sa voiturette, et sorti enfin, vaporisateur à la main pour en éclaircir le pare-brise fumeux, fumeux, mais innocent. Solitude. Il semble qu’il ne se chargeait donc que pour assumer une simple journée de plus, journée de goulot. Un mélange de désapprobation de ce plein-là et d’empathie pour ce vide-là. Ou l’inverse. Et de peur, aussi, un peu… Soliloque. ] [ Lui, poursuivant, comme un bruissement de lézard vert : ] – La tarente est une des rares espèces animales à s’accrocher à tout, même au verre…
[ Moi, soupir : ] – Avec l’alcoolique.
[ L’araignée dans le verre est prisonnière, abdomen rouge et motifs noirs, Steatoda triangulosa ferraillant des huit pattes pour s’extirper du bocal, tributaire de mon bon vouloir de libération, embastillée pour suspicion de piqûre nocturne et vérification d’alibi. Mais cette cousine de veuve noire est inoffensive, c’est mieux qu’un alibi. Relaxe. Et connaître ce doux bonheur, après celui, pervers, de reclure, d’avoir le pouvoir de relâcher… J’ai à brûle-pourpoint un vieux renvoi de deux siècles de psychiatrie. Il rit, translucide… ]
[ Lui, persistant quelque part dans un songe : ] – Quelle qualité d’accroche fabuleuse du gecko, gâté par sa nature, on est dans l’électrodynamique quantique.
– Les forces de Van der Waals ?
– Précisément.
– Tu révises ton bac physique ?
– C’est méchant, ça.
[ Moi, examinant le bout de mes chaussures : ] – Et petit. Infiniment petit.
– Bien sûr, petits ou grands, interagissant, ballotés sans fuir au gré des forces fondamentales.
– Ah, concevoir la perturbation comme un échange de particules entre deux entités stables.
– La justification quantique de toutes les avant-gardes. Un échange dynamique.
– Le plaisir subjugué de voir des ondes se créer de la pierre jetée dans l’eau d’une mare rencontrée.
– Oui, mais je suis dans l’eau, debout au centre des cercles d’ondes, d’où fuient les têtards, ne regardant que si près, pas plus loin que le bout de mes pieds.
– Ressassant des quantiques…
– «Dieu ne joue pas aux dés…»
– Oui, j’ai rencontré étonné cette citation d’Einstein paniqué par les implications de ses propres théories, essayant vainement auprès de Bohr (2) de maintenir la mainmise de Dieu, le «sensorium sei» de Newton, dans un Univers que l’on savait désormais dangereusement instable et en expansion…(3)
– Je me plais en dualité onde-corpuscule, à la fois fragments épars et lame de fond, fantasque et fragile.
– Bien sûr, lumière, je le sais depuis longtemps, à la fois onde et photon, mouvement et particule, obscurité et clarté, instable et inattendu.
[ Scintillements décousus. Le soleil était depuis si longtemps pour nous à l’Est ou au Zénith, parce qu’on se levait tôt, très tôt ; ce n’est pas important, mais révélateur. Et il se couchait sur d’autres rituels. Cela a changé, nos trajets restent les mêmes, mais le soleil est d’un autre côté. De notre côté ? Chaque pas a un sens, forcément; il est un signe, mais chaque pas amène aussi l’effort d’une nouvelle nécessité de comprendre. Échange entre quinquas et préquinquas, la conversation vient sur l’utilité de suivre Game of Throne pour comprendre leurs ados. À ma droite : «Doit-on vraiment tenter de les comprendre ?» Rafraîchissante base de controverse. Mais désarçonnant pour un père qui vient de passer 24 ans à tenter de suivre jour après jour l’évolution de son grand fils autiste. Et qui n’a peut-être pas fait grand-chose d’autre: combien cela fait-il en minutes ? Alors… Comprendre, oui, parce que c’est la base de ce que je comprends de la communication, si l’on estime que celle-ci n’est pas seulement information, argumentation, auto-expression et manipulation. Comment un être peut-il se tourner vers un autre s’il ne tente pas de le comprendre ? Voir tant de groupes contaminés ainsi par l’obscurantisme, les stéréotypes, les haines et la justification des violences engendrées… Et l’être sous addiction n’a-t-il pas entre autres coupé le lien vital entre ce qu’il ressent et la compréhension de ce qu’il est, de ce qu’il vit ? Et l’on sait depuis longtemps quel pouvoir prend celui qui rompt volontairement tous les liens vers l’extérieur du groupe qu’il veut manipuler… Comprendre, oui, donc, je crois, l’accepter et se confronter au doute, à l’instable, chaque pas. Trébuche; je ressens avec un juron la fatuité de ces mots, voire la vacuité du tout, mais ai-je le choix ? Entre vide et plein, grincement de dents. ] [ Moi, délibéré : ] – Ça grince des dents une tarente ?
– Je ne pense pas, rien de naturel là-dedans…
– Je ne te le fais pas dire.
– C’est le moins que l’on puisse demander à un non verbal…
[ Moi, contentieux : ] – Alors pourquoi t’es-tu mis, toi, à grincer des dents ? Si souvent, parfois des jours entiers ?
– Une évolution ou un hasard liés à ma neurologie, aux médocs… Et plaisir, ensuite, d’exploiter cette découverte, enthousiasme d’un nouveau registre, et de sentir les effets sur l’autre, parce ça crispe, ça TE crispe…
– Et par là, être.
– Et par vous, être, oui. Tendres, attentionnés, riants et tendus, crispés, criants, tout cela est vous, donc moi.
– Un autre élément de langage, que tu sais efficace quand tu estimes que les choses ne vont pas bien, pas dans ton sens. En remplacement de tes cris, de tes déambulations, de tes déplacements d’objets…
– Et parce que je ne suis pas certain d’être absolument mieux.
– Un message de rappel ?
– Ou une simple injonction à la vigilance, te dire que je ne vais pas encore tout à fait bien.
– Rester attentif, et continuer à payer… C’est cela.
– Je ne conçois rien à te faire payer puisque tu me dois tout.
[ Je trébuche sur une prosaïque racine tachetée et moribonde… Juron étouffé, encore, puis bruits de pas, toujours que ça, des bruits de pas et quelques grincements de dents, ce monologue dialogué sur une piste forestière relève d’une projection aussi fausse que celles de la caverne de Platon, projetée parfois par le feu tremblant de ma raison, quand le soleil n’est plus trop à sa place et que l’on se demande vainement si c’est bien ou si c’est mal. «Considère maintenant ce qui arrivera [aux prisonniers de la Caverne, enchaînés de manière à ce qu’il ne voient ni la source de lumière, ni les objets, mais seulement leur ombre] naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu’on les guérisse de leur ignorance. Qu’on détache l’un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements, il souffrira, et l’éblouissement l’empêchera de distinguer ces objets dont tout à l’heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu’il répondra si quelqu’un lui vient dire qu’il n’a vu jusqu’alors que de vains fantômes, mais qu’à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ? Si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l’oblige, à force de questions, à dire ce que c’est ? Ne penses-tu pas qu’il sera embarrassé, et que les ombres qu’il voyait tout à l’heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu’on lui montre maintenant ?» (4). Lueur, puis fondu au noir. ]
[Lui : ] -Tu aimes cette matière noire…
Du bout de l’index, je recale mes lunettes pour accepter les derniers rayons du soleil qui s’éclipse. Accepter tout, pourvu que ce soit viable. Et réagir malgré tout parce qu’êtres friables.
– Fragiles.
Posant là, ce demi-deuil, papillon épure graphique, concept noir et blanc surgi d’une éthique d’échiquier, symbole de l’âme depuis Psyché, semble prendre la pose comme Émilien le fait parfois, immobile, l’air ailleurs. Offert. Il me révèle a posteriori sa malformation d’aile repliée, que mon seul œil n’aurait su voir. Dans le fracas des grandes violences planétaires, qui peut voir tout ce que l’humanité dit en contrepoint, ce que la vie propose ? Qui peut s’en vanter ? Qui penserait à s’en vanter…
Je propose en arrière ma main à mon fils qui me suit à contre-jour. Et il la prend, à contretemps. Elle est moite et vivante.
Moite, mais vivant.
Armand T.
Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc
Plus criminel que Barrabas…
(1) «Réponse des cosaques zaporogues au sultan de Constantinople», La Chanson du Mal-aimé, Alcools – Apollinaire – 1913
” Écoutez, révisez : Alcools est un recueil de poèmes publié en 1913 par Apollinaire. Il est inscrit au programme du bac dans la section “Modernité poétique ?”, avec un point d’interrogation. Pourquoi cette question ?” , la question se pose sur France Culture :
À lire et écouter sur France Culture ::·
D’Einstein à Bohr, avec Dieu au milieu…
(2) Niels Henrik David Bohr, physicien danois et Prix Nobel de Physique en 1921 connu pour son apport à l’édification de la mécanique quantique.
(3) Einstein et la constance gravitationnelle : «La plus grande bêtise de ma vie», à lire en lien ci-dessous.
“…Un dernier exemple, qui ne relève pas d’une simple erreur mais d’un véritable acharnement, c’est la controverse qu’Einstein mena avec Niels Bohr, l’inventeur de la physique quantique, théorie de la matière fondée non sur des calculs déterministes, mais sur les probabilités. Pendant vingt ans, Einstein admit la théorie des quantas, qu’il considéra comme “un miracle“, mais voulut défendre le sens commun selon lequel la réalité de la nature ne peut être d’essence constamment variable et indéterminée. Il polémiqua avec Bohr en lui adressant cette pique restée célèbre : “Dieu ne joue pas aux dés.” Ce à quoi Bohr aurait répondu : “Mais qui êtes-vous, Albert Einstein, pour dire à Dieu ce qu’il doit faire ?“ • Alexandre Gefen
Publié le 30/07/2016 dans les colonnes de Marianne.
Marianne ::·
Éblouissement…
(4) Platon, quelque part dans La République
“‘L’allégorie de la caverne’ de Platon est un texte fondamental, autonome dans ‘La République’ de Platon, qui fait des hommes ignorants les prisonniers d’une grotte et pose de multiples questions ouvertes, en quête de sens. Qu’a-t-on encore à en apprendre aujourd’hui ?” Allez, 57 minutes avec Adèle Van Reeth et son invité philosophe :
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