4 mars 2018 9:42 • Puyloubier, domi

D’outre moult tumultes

Fragment 87,
entre plumes…

29 avril 2018

Fragment 87,
entre plumes…

29 avril 2018

Après un faible battement d’une main, l’ascenseur a aspiré le brancard dans un courant d’air étrange qui me laisse pensif face à la porte close. Après un rapide dernier échange avec ma mère nonagénaire, le silence est revenu et je reste droit dans un couloir vide et muet. Elle avait bizarrement une blouse noire qui lui donnait un air élégant. J’ai dû faire un saut dans l’Aude pour gérer un moment difficile. Mais je sais dans ce reflet métallique de paroi d’ascenseur que je devrais rentrer, fatalement père d’enfant avec autisme, et que chacun devra assumer une vie un poil plus compliquée. Désormais.

L’infirmière m’a confirmé dans un souffle empathique qui se bat dans l’espace réduit que lui laisse son brancard qu’elle ne remontera pas ce soir et quand la lourde porte lui coupe doucement la parole et m’isole, je comprends que je peux repartir, continuer d’organiser au mieux la suite de la vie de mon père resté seul chez lui, chez eux. Provisoirement seul, et nonagénaire, définitivement. «Qui s’occupera de nous, vieillissants, usés, flétris, quand nous serons au bout de notre résistance à nous occuper de notre seul fils autiste…» Est-ce moi qui ai dit cela ? Ou ce vilain silence qui dans mon dos m’a mis une main sur l’épaule et me malaxe le trapèze ? Parler seul dans un couloir d’hôpital est le meilleur moyen de s’y faire confiner, je m’éclipse en une double croche fluide et trillée, sans en avoir l’air, après avoir vérifié qu’il fasse toujours jour et que l’on ne m’ait insidieusement inséré aucun cathéter.

«Crois-moi, démon aux éruptions tapageuses et infernales ! Les plus grands événements ce ne sont pas nos heures les plus bruyantes, mais nos heures les plus silencieuses…» (1)

Puyloubier. Autour du plat, tumultes d’ailes des «oiseaux du ciel». Les pieds dans le plat, c’est un chardonneret. Élégant. Et insensible au jeu des tourterelles. Turques, en l’occurrence, mais elles pourraient être kurdes ou arméniennes, migrantes ou endémiques ou rescapées syriennes. L’important c’est qu’elles aient encore envie de jouer. Clic. Je fixe cet instant et cette constatation : dans cette observation de la partie sud de notre terrasse livrée cet hiver à diverses cliques d’espèces ailées, le chardonneret est notablement la seule famille de passereaux qui brave ainsi les tumultes d’ailes grises, méprisant le reste de leur monde dans sa pragmatique récolte de quelques graines parmi celles que je leur propose ainsi depuis le début de l’hiver. J’admire sa sérénité, ou sa concentration, sa constance… Son inconscience ?


Ce simple dispositif que j’avais mis en place pour un unique rouge-gorge hivernal est devenu un véritable carrefour de supplémentation alimentaire (2) pour de nombreuses espèces et accessoirement une sorte de piège d’observation, qui revêt un autre aspect positif : celui de susciter l’intérêt de notre grand fils autiste. Nous sommes gourmands de ce genre de choses.

À travers la baie vitrée qui nous masque, l’animation autour de ce plat est en effet venue agrémenter en biais nos stations prolongées d’après-midi sur le canapé, là où le rituel impose de revoir le film qui apaisera, ou pas, notre enfant autiste. Émilien échappe régulièrement au déroulement du film, au plus fort des battements d’ailes, il décroche alors un regard en coin vers ce qui se passe dehors et il sourit, me sollicite, sans trop de mots, toujours, me montre que ce qui se joue autour de ce plat est digne d’intérêt, spectacle de tout un microcosme de petits oiseaux qui, autour d’un repas inattendu, s’improvisent des lois, des rituels, un ordre de passage, des passe-droits, des cohabitations, des simagrées, des postures d’intimidation ou d’approche, ou peut-être des jeux. Lui dire que ces instants sont riches parce que lui, Émilien, adulte avec autisme, a choisi qu’ils lui appartiennent en s’arrêtant d’un coup d’œil sur ces visiteurs du jour, des chardonnerets dont une partie de migrants de Suisse, d’Allemagne et des pays scandinaves, trois types de mésanges, une volée de moineaux, un rouge-gorge solitaire, un couple de verdiers d’Europe, et cette une troupe de tourterelles turques qui a chassé les pies. Passériformes, corvidés et columbidés, tout ce monde épié autour d’un plat.

Et il revient vers son film. Sa ligne stable. Sa récompense pour accepter le reste du rituel journalier, quelques suites d’instants, par-ci, par-là.

Agitation éphémère autour d’une manne… Des graines pour les «oiseaux du ciel», comme le stipule le marketing. Sous-entendant de fait qu’il y aurait des oiseaux… pas du ciel ? On voit bien de quoi il s’agit. Ce chardonneret a bien de la chance de vivre ainsi son insouciance. (3)

[ Émilien parle fort aux oiseaux encagés de la jardinerie, éclairés blafards. Comme aux poissons d’ailleurs. Peut-être leur parle-t-il de son enfermement à lui, de ses cages propres ou figurées, de son triste et hallucinant passage en HP, et il leur dit qu’il faut tenir, et pépier, et battre l’air, et trouver l’instant. J’aimerais être aussi convaincant; en poussant doucement mon fils labile et volubile vers la sortie, j’ai toujours un regard en biais désolé vers cette animalité piégée par nos travers d’humanité; là, celui qui nous impose au-delà de profiter du beau, de se l’approprier, de le capturer, de le contraindre, voire de le monnayer… Comme si le dominer nous rendait nous-même digne d’un élan esthétique favorable. En visitant cette oisellerie, je cautionne, avec cette culpabilité collante, chaque fois que l’on se sent plaqué au sol par la pesanteur de la bêtise ordinaire de notre genre humain… ]

Le temps vient où l’on aimerait être aussi serein que cet épié, bien calé dans son assiette de graines alors que les semaines s’égrainent au rythme des hauts et des bas d’Émilien. Et des hauts débats du monde, il paraît. À se protéger de ces tumultes qui nous lapident, on finit par se faire oublier du monde. Rien à voir avec ce que l’on a pu vivre ces dernières années, mais je crois que l’on vieillit, que l’on a pris le temps de vieillir.

Émilien a repris en partie ses ruades dans nos tentatives de calages, s’exprimant à nouveau sur un rythme à grands creux et grandes vagues stressants ou enthousiasmants. Mais trahissant toujours un tempo poisseux. On en vient à se projeter sur la phase d’après, l’espérant ou la redoutant, oubliant l’instant. On en est pourtant réduits à vivre l’instant.

On en vient à s’en vouloir d’en vouloir plus, de ne pas se contenter d’un état mitigé, lissé, ou il va bien sans être bien… S’en vouloir de s’en prendre à la cause de ses mains moites, à tous les signes de mal-être, à un traitement que l’on estime encore trop lourd, de vouloir résorber ses douleurs que l’on devine, non exprimables par un être sans langage, ces douleurs non comprises par un être sans concepts, empêtré dans l’espace et le temps, s’en vouloir de s’acharner à déchiffrer, avec le doute de ne donner un sens que pour étayer nos convictions. Le piège de l’observation. Une addiction. Réduits à scruter l’instant sans le vivre.

Et puis il va mieux, parce que le traitement est juste, il rit, il vit, on revit, ses ailes claquent et l’on se dit que l’on a raison d’écouter le gazouillis de nos convictions. Et puis ses démons le reprennent, sournois, parce que le traitement est trop faible. Son regard s’emplit d’un méchant vide et se tourne vers nous, vers l’autre, avec ce qui serait 26 ans de rancunes refoulées… Rétorsions. Je calme les spécialistes qui passeraient par là, cette interprétation est éminemment personnelle bien sûr, sans doute n’est-il qu’affolé, perdu face à son trouble intérieur, à ses fissures douloureuses, comme un animal blessé qui se retourne en grognant vers son biotope immédiat devenu étranger et menaçant, le regard écarquillé qui se fourvoie à traverser un voile d’angoisse, tissé fin. Spéculations, toujours. Un très beau verdier, vert olive, taches jaune vif, tour des yeux maquillé de sombre, a trouvé une faille et se repaît à son tour, jetant sans cesse alentour un inquiétant regard noir charbonneux.


Speculari, «observer»… J’ai croisé Jankélévitch alors qu’il s’était arrêté sur l’instant, ce presque-rien : «la vie de quelqu’un, découpée dans le vaste océan obscur, est un instant d’instant : elle est donc, pour associer deux mots contradictoires, un grand instant. Et l’être qui vit cet instant, il est à son tour une chance unique, un hapax incarné, une occasion à deux pattes qui va, qui vient, qui naît, se continue, et puis disparaît pour toujours. C’est notre vie entière qui, perdu dans l’éternité, se réduit à ce tranchant aigu, à cette finesse filiforme, à ce trait imperceptible : elle est un tout infini qui se réduit à rien, et elle est donc Presque-rien.» (3)

Incidemment, j’ai croisé des gens, une poignée de temps à témoigner, d’abord, de nos 26 années de combat, puis à répondre à leur bienveillance. L’impression d’un répit dans le combat, un souffle d’empathie qui a ranimé des braises au fond du chaudron, comme l’imagent les taoïstes, et qui stimule à nouveau l’écriture, aussi. Profitant de cet instant, je leur fais part de mon message qui est peut-être celui de ce blog, de ma raison d’être ici et partout : «tenir, s’accrocher à tout ce qui peut donner une raison d’être à ce combat, faire de notre altérité une fierté cultivée sur nos plus profonds ancrages, revendiquer chaque jour cette humanité que l’autre ne nous donne pas toujours, sans raison apparente… Et crier dans la nuit, pour voir.»

«Tout à l’heure, il sera trop tard, car cette heure-là ne dure qu’un instant. Le vent se lève, c’est maintenant ou jamais.» (4)

Et puis il va mieux, et je le rejoins le matin pour une prolongation de grasse matinée, loin après que le jour se soit levé, il rit. Il me crochète le bras droit, m’attire vers lui et m’impose que l’on s’encastre en chien de fusil. Et l’on ne bouge plus, quand je sens le village qui bourdonne, loin dehors. Opportuniste, je pose ma main gauche au sommet de son crâne, massant doucement une zone de quatre points, Si Shen Cong, censés intervenir sur «les troubles psychiques et psychosomatiques, l’épilepsie et l’insomnie». Il se laisse faire, ce n’est pas si rare, finalement. Je pense à certains psys qui clament que par essence l’autiste fuit le contact, sans doute ceux-là ont-ils zappé l’amphi sur «les battements d’ailes des autistes de l’air…»

«Il n’est rien de si précieux que ce temps de notre vie, cette matinée infinitésimale, cette fine pointe imperceptible dans le firmament de l’éternité, ce minuscule printemps qui ne sera qu’une fois et puis jamais plus.» (4)

Et votre serviteur de gazouiller les pieds dans le plat. Serin.

Armand T.

21 juin 2009
12:29
La Pallière
21 juin 2009 12:29 • La Pallière

Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc

autisme-hieroglyphe

“Ainsi parlait…

(1) Friedrich Nietzsche, «Ainsi Parlait Zarathoustra» – 1885, poème philosophique sous-titré « Un livre pour tous et pour personne »

“Nietzsche, afin de parfaire son personnage de solitaire excentrique et incompris, a fait de Zarathoustra un ami des bêtes préférant la compagnie des animaux – créatures innocentes, proches de la vie et de la Terre – à celle de ses semblables :  “J’ai trouvé qu’il est plus dangereux de vivre chez les hommes que chez les bêtes.” Site Implications Philosophiques

“Oiseaux…

(2) À la lumière de différents articles concordants, si rien ne contredit le nourrissage hivernal des oiseaux en jardin de zone rurale, au vu des nombreuses espèces que cela attire, je vais devoir réfléchir à une organisation plus segmentée des mangeoires…

Conseils :

(3) Quoique, espèce protégée, il est l’objet d’un trafic, son chant devenant là une forte valeur ajoutée…

Trafic :

“Le je-ne-sais-quoi…

(4) Vladimir Jankélévitch, «Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien» – 1980

Philomag, en accès payant…

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