19 juillet ,2017 19:08 • Puyloubier, domi

En restant sur le carreau

Fragment 86,
d'entre deux mondes

8 novembre 2017

Fragment 86,
d'entre deux mondes

8 novembre 2017

Il y aurait comme une salle de bain dévastée, en zone de guerre ou de squat ou en ruine d’indigence, mais simplement, celle-ci, la nôtre, ne souffrait que de rénovation. Après quinze années à assister à nos bouillonnements, s’accrochant à ses carreaux roses, sa baignoire en fonte, ses évacuations en plomb et son bidet d’un autre âge, elle a capitulé, acceptant de s’effacer. Au profit d’autre chose, plus lumineux, plus sophistiqué, plus adapté, plus contemporain. Symbole d’un rebond, signe d’un aller mieux. Alors ce soir de vendredi, elle accueille, éventrée résignée, les vocalises de notre enfant en offrant une résonance nouvelle à nos injonctions habituelles.

Après un léger mouvement de recul Émilien a ri, quelque chose de mal arrimé a vibré, puis il s’est avancé, dans l’expectative tandis que je remerciai cet artisan compatissant qui avait mis la nouvelle baignoire en service minimum entre deux semaines de travaux, attentif à nos rituels immuables de famille avec autisme, ayant compris à demi-mot que si nous, adultes blasés, pouvions gérer l’usage d’une douche extérieure bricolée à l’eau tiède puis froide, il fallait tout faire pour que l’accueil de notre fils en fin de semaine et en début de canicule soit le moins déstabilisant possible.

Entre deux mondes, son quotidien au Centre qui l’héberge la semaine et sa planète du week-end, cerclée en notre camp de base familial, un passage obligé, un simple bain de quiétude chaude où l’on se parle un peu; de comment nous allons, de ce qu’il a fait et de ce que l’on va faire. Déjà un nettoyage, une remise à zéro, et de l’acclimatation, un sas. Je ne sais toujours pas comment il relie ces mondes, il doit en percevoir le rythme implacable, mais certainement pas les raisons d’être…

Alors un vendredi soir de plus, négocier pour l’extirper du canapé où il se jette dès l’arrivée, tactique, puis l’acheminer guidé vers la salle de bain, puis y entrer, lui légèrement vouté en son corps de 25 ans, comme s’il manquait de plafond, puis enchaîner les gestes jusqu’à l’immersion…

[Baisser la tête. Dans les travaux, l’ancien carrelage au sol va disparaître sous de grandes dalles grises. Ah, tous ces grands moments assis sur le bidet, laissant filer le temps, serviette à la main, coudes sur les genoux, attendant sans hâte que mon fils donne des signes de vouloir sortir du bain, profitant de cette pause, de cette trêve, le regard perdu dans ces formes aléatoires que dessinaient chacun des petits carreaux de ciment désuets, marbrés de gris, me concentrant jusqu’à ce qu’y naisse une nouvelle forme, que surgisse une tête, un corps, une scène. Souffler. Inspiré. Se noyer en paréidolie. Méditation carrelée. ]

Relever la tête, il semble serein, alors reprendre de l’air. Paradoxalement, c’est dans ce chantier que je mesure le chemin parcouru depuis 25 ans et surtout depuis cette odieuse année 2015. Notre camp de base dénote encore ci ou là l’ampleur de nos turbulences. Avec quelques fantômes qui y rôdent toujours, malgré notre assiduité à reconstruire. Et notre énergie à tenter d’effacer les mauvaises traces. Ne pas laisser tomber, ne pas LE laisser tomber. Sans nous et quelques autres, il serait aujourd’hui sédaté, incontinent et insomniaque, déambulant nuit et jour le regard effaré, se heurtant à tout ou partie de son monde, épuisant les aidants, puni sans comprendre, aspiré inexorablement vers une cellule d’une opale froide quelque part en psychiatrie. Déjà dit, je sais, mais le dire, le redire. Convaincu. Et névrotique.

[Je reste sur mes petits carreaux promis au recouvrement, supports d’histoires courtes, d’images fugaces, de projections propices. Complices. C’est peut-être là que s’est fomenté ce blog, fragments de vie surgissant d’un rien, s’assemblant forme après forme. Mots après mots.]

28 juillet 2015
10:47
Puy de la Poche, Cantal
28 juillet 2015 10:47 • Puy de la Poche, Cantal

Essorer l’eau d’un gant, jusqu’au cri. Un jour il sera sans nous, forcément. Certains diraient «privé de nous», d’autres «sauvés de nous». Autiste non verbal, ce jour-là, il perdra une grande partie de son histoire. Celle qui nous imprègne, nous démange, de ces expériences qui nous relient à lui, aux autres, de ces traces qui justifient qu’il soit là et que l’on ait un sens, ce vécu nycthéméral devenu un support fiable de notre communication, car on en sait les mots-clés, les déclencheurs de sourire, les intonations qui font mouche, les protocoles d’urgence ou de négociation. C’est peut-être ce que l’on représente de plus solide, peut-être notre raison d’être. C’est là notre force, notre conviction fondée sur une présence et donc un historique, une base de données constituée au fil des ans, jour après jour, heure après minutes. Accessible et profonde, je crois.

[Kéblo sur ces carreaux, il baragouine dans l’eau, cherche mon regard : là, rassurant, je dois exprimer la suite du programme, télé, musique, manger puis musique douce et dodo. Parfois envisager le lendemain, et tenter de voir plus loin… Je m’attends à ce que la baignoire bascule, vidant l’eau et mon enfant dans l’anarchie du bouleversement général, mais rien de bouge, ces nouvelles bases semblent solides…]

Un courant d’air passe d’un trou pas encore tout à fait bouché. On sait le mépris qu’ont certains pour notre avis de parents dès que l’on entre dans des considérations thérapeutiques, ce balayage d’un revers de mains «savantes», les parents d’enfants autistes «sont des psychopathes», empêtrés dans leur vécu et leurs exaspérations, noyés dans leurs émotions, aveuglés par la peur et le ressentiment, leur raison de guerre lasse élimée. J’ai beau être perplexe quant à l’image que me renvoie tout miroir, je ne vois pas ça. Peut-être parce qu’en guise de miroir je n’ai là plus que quelques carrés de ciment marbré d’une matité grise dont je dois partager l’âge.

[Il me regarde depuis l’eau chaude. J’ai un cliché dans un cadrage équivalent qui date de dix ans environ : il y a un visage fatigué qui émerge d’une épaisse mousse de savon et au centre, un regard qui se plaint. Incidemment, une scène nait du graphisme de quelques carreaux jointifs, quelque chose d’un attelage de char romain, un vieux dessin, un quadrige avec un cadrage serré sur têtes et poitrails. Rupture, bourrasque, il sort d’un ressort fier de l’eau comme un aurige ayant gagné sa course, il jauge le chaos qui l’entoure puis enjambe hautain la nacelle de son char blanc, baignoire où dans le silence d’un public absent quelque chose de mal arrimé…]

Tout en le séchant, rituel, je pense aux parents, aidants, à tous ceux qui entament un chemin particulier dans l’accompagnement d’un enfant différent, de ceux qui avait déjà compris que l’humanité ne se révèle pas seulement dans un profil Facebook, que le rétroviseur ne sera pas le seul regard que l’on porte sur soi, le matin pour vérifier que tout est en ordre pour se présenter à l’autre, de ceux qui n’oublient pas de penser pour l’autre et moins par l’autre. Une évidence, après 25 ans : s’y astreindre ne coûte rien, à chaque pas franchi par vous et votre être en difficulté, notez tout, corrélez et archivez, les expérimentations, les changements, les évolutions, les régressions, les détails et les grandes lignes, bref tout ce qui se perd inéluctablement avec le temps qui passe. Vous constituerez la seule base objective de jugement ou d’évaluation de votre altérité. Sans cela, vous risquez d’aller fragilisés, d’avis péremptoires en avis évasifs, au fil des divers praticiens. C’est normal, peut-être humain, chacun de ces derniers ira au plus simple, vers ses doctes convictions, jugeant au moment présent ce qu’il lui est donné à voir, tranchant ce qu’il estimera la partie saine d’une partie corrompue, votre avis partant le plus souvent avec l’eau du bain. Oui, le plus souvent, car certains joueront le jeu avec vous, avanceront avec vous, dans la question et l’empathie. Pour notre part, c’est grâce à ces derniers et à nos traces, à leur savoir et à la prise en compte de notre histoire consolidée au fil des temps, qu’il dort aujourd’hui toutes les nuits, s’accorde parfois une sieste, somnole sous la musique, s’intéresse à nouveau à ce qui l’entoure et que nous avons repris force à retenter des choses, même si aujourd’hui, de grands frissons nous parcourent encore quand notre grand adulte autiste semble se rabibocher avec ses fantômes, voire ses démons.

[Fin de chantier. À moins d’une exhumation, ces carreaux n’existent plus que dans ce billet. Ça donne aux belles grandes dalles grises de céramique italienne une connotation sépulcrale. Mais mon grand fils semble heureux de son nouvel espace aqueux, un autre bout d’histoire commence, dans la bonne humeur, c’est ce qui est important, le reste, le bruit des sabots, les chevaux qui renâclent, l’aurige qui se tend, les images éphémères et futiles, on s’en fout.]

Contradictoire, je note ceci, et pour l’instant rien ne vibre plus, de mal arrimé.

Armand T.

Fin du XXe siècle
Chevaux de quadrige,
étude graphique
d'après un bas-relief,
Didier T.
Fin du XXe siècle • Chevaux de quadrige, étude graphique d'après un bas-relief, Didier T.

Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc

Plaque Campana,
fragment.

© 2007 RMN-Grand Palais
(musée du Louvre) /
Hervé Lewandowski

Aurige…

[…] Collection Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines
Plaque Campana (fragment)
Description / Décor :
en haut ; palmette (frise)
course de chars ; aurige (casque d’aurige, tunique, court, ceinturon, tenant, rênes, conduisant) ; bige (2) ; à l’arrière-plan ; cirque (gradin) ; compte-tours (dauphin, 5) ; colonne (surmonté de, boule)

Epoque / période : romain impérial, 2e moitié Ie s. av. J.-C. ; 1e moitié Ie s. ap. J.-C. (-50 – 50)

Fiche du Louvre ::·

Carreaux

Petit hommage à des vestiges décoratifs d’époque révolue, trouvé dans un site commercial : «le carreau de ciment a été fabriqué vers 1850 à Viviers, en Ardèche, près de la première cimenterie française. Très vite, ce carreau a séduit par ses qualités techniques et esthétiques. La fabrication s’est alors développée, en particulier aux alentours de Marseille et Avignon. Au départ destiné à la bourgeoisie, il est vite devenu un produit utilisé dans les maisons populaires. Il s’est répandu rapidement en Europe et ses colonies et jusqu’en Amérique Latine. Mais très concurrencé par les céramiques émaillées industrielles, sa fabrication s’est éteinte en Europe dans les années 70. Le Maroc demeure aujourd’hui le principal producteur.»

WIKI ::·

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