24 décembre 2013 12:35 • Les Coussoules - Leucate - Aude
Entre deux gravités
Fragment 88,
d’eaux et de gris…
d’eaux et de gris…
15 septembre 2018
Fragment 88,
d’eaux et de gris…
d’eaux et de gris…
15 septembre 2018
[Mer, gris vert. Le vent du nord-ouest s’est levé, il est pour nous debout, violent, amer; mon fils renâcle et me tire sur cette grande plage de sable et de sel que l’hiver a gorgée d’eau, il a à nouveau basculé dans son autre moi, dur, irraisonnable et exigeant, alors on se force à faire comme si de rien n’était, à suivre notre fil habituel, «ce n’est rien, ça passera, comme à chaque fois», espérant la fin de cet état et le début de celui qui suivra, indélitable. Mais en ce jour de fin d’hiver sur une lande humide et salée, j’en veux à la grosse mouette relaxée qui décolle d’une grande flaque d’eau de mer en criant à son reflet miroir, j’en veux à ce petit crabe joueur ballotté à fleur d’une eau salée que le cers frissonne, j’en veux à ces jeunes gens qui préparent leur saison d’été en ce spot de glisse venteuse, et qui, pour réassembler les containers qui constitueront leur éphémère base nautique de bord de plage, démarrent enfin un vieux tracteur catarrheux dans un monstrueux nuage anthracite de diesel et de cris de joie et d’allégresse qui s’élève dans un crachin puant des débris végétaux et organiques que les marées d’hiver ont laissés là. Je n’avance plus, comme pris jusqu’aux genoux dans ce sable saumâtre émouvant, et mon fils qui crie et qui me tire…
Envie de se livrer à cette mer grise.]
Écrire ce triste ressenti, encore, et le livrer aux lecteurs patients de notre parcours familial et en assumer bien sûr le nombre de signes. Le nombre de pas. Devrais-je m’en excuser ? D’être un explorateur du rien, un navigateur à quai, un marcheur impotent. M’excuser de ne pas faire rêver, comme l’on fait pour moi un Hemingway, un Jack London ou un Kerouac… Voire un Henri de Monfreid, trouble aventurier, trafiquant, espion, opiomane et originaire précisément de cette plage particulière où le vent cathare nous a si souvent couchés, nous et notre grand fils autiste. J’imagine là, le baroudeur enfant se livrer jour après jour à cette mer, tantôt grise ou saturée, et fomenter là ses trafics vers d’autres mers, rouges.
Pour nous, simples grumeaux du vulgum pecus, il reste pourtant ce ressenti des forces qui vous poussent vers le fond et cette lutte tonique pour s’en affranchir du poids, et avancer, pas à pas, et chercher l’équilibre et se perdre en son moi, et se dire que c’est cela, aussi, marcher. C’est cela, avancer. Ou fuir…
En fermant parfois nos yeux fatigués pour échapper à la gravité, j’imagine, romantique, un convoi où l’on traîne nos entités, avec une volonté vacillante, dans un tunnel de brume d’où des êtres se dégagent, ce convoi d’ombres plus ou moins nettes, mais toujours là, présences estompées comme nos propres contours, ceux qui nous accompagnent entre sfumato et tourment baconien, à notre rythme, ombres bienveillantes, peu nombreuses, mais qui nous rendent plus forts, formes vagues vers lesquelles on ne se retourne plus, par ce qu’on les ressent et que c’est suffisant.
Parfois, je sais qu’une ombre devra d’un signe de la main quitter gentiment le convoi, avalée par la brume, effacée, et notre route qui continue yeux rivés vers l’horizon, espérant les premiers linéaments d’un vrai projet de vie ? Je sais qu’on fera tout pour maintenir un lien vers ces empathies s’éloignant, mais je sais aussi que loin de son nœud principal toute corde s’effiloche… Combien de suivants nous ont ainsi soutenus et encouragés à continuer sans eux ? Depuis 26 ans.
Et dans une dynamique inverse —parce que la dialectique est la survie de ceux qui doutent —, combien ont tenté de tirer plus loin notre équipage ternaire dans cette brume tenace pour finalement qu’on les lâche, incapables de suivre leur rythme. Ces ombres-là nous ont doucement distancés pour s’effacer aussi dans ce brouillard d’advection.
Mais peu importe, chaque pas fait avec nous aura rendu cet univers… plus viable ? S’habituer à cette brume qui sait être finalement très claire, accepter les plus sombres nuages de particules fines et de métaux lourds ? Et rouvrir les yeux, croire en ce trajet et en ses perspectives, parfois en équilibre, parfois loin de notre centre de gravité quand tout va moins bien et que vient l’envie de se livrer si las à la première flaque d’un beau gris profond.
Et fermer les yeux.
[Océan, gris perle. Je joue dans l’écume avec mon très jeune enfant, dans le ressac brutal d’un bien démonté océan qui reflète une lumière pâle et bruyante, comme je l’ai eu fait naguère dans des vagues atlantiques ; et je me vois, je nous vois comme vus d’en haut d’une dune qui surplomberait cette plage, cette courte plage où le flux de marée haute vient se casser en des rouleaux puissants, je nous vois, nous, parents, laisser notre enfant d’un geste de connivence imprécis à la garde d’un vague personnage, une femme et ses enfants, plantés là flous sur le rivage, et nous, je nous vois remonter vers la terre, jeter un oeil à cette petite forme isolée sur la plage puis marcher plusieurs minutes vers un commerce de proximité tout en discutant de l’opportunité d’achats futiles et du choix d’un type de bière. Mais de retour je ressens l’angoisse qui point quand j’accélère le pas vers cette étroite langue de sable balayée par le flux gris, désormais furieusement vide de toute présence. «On va avertir, alerter, ils vont le retrouver…» Étrange montage, on est passé à l’apéro et des proches nous rassurent; une large baie vitrée nous offre en surplomb le panorama de l’océan qui s’assombrit, j’en entends le bruit, roulement continu et les paroles des autres, car je ne regarde plus que la table basse et ce qui s’y trouve, verres et amuse-gueules. Et puis un personnage s’invite derrière la vitre, il est grand, svelte et uniforme, vêtu d’un bleu gendarme détendu, il entre et se présente «P4, je viens pour votre enfant…», et on le fait assoir, et là, il est en face de moi, je vois qu’il jette un regard en biais vers la table servie, je ne vois plus que lui et lui me dévisage, «Donc, vous avez laissé votre enfant…» et je sais dès lors que je ne pourrai plus jamais rien répondre…]
Je me réveille, les poumons saturés des eaux salées d’un océan coupable…
Même en rêve… Car ça, ce n’est qu’un traître rêve, encore, que je livre aux analystes trépidants de notre santé mentale et dont je décode bien sûr nombre de signes. Je connais ce langage de la nuit, ces allusions nocturnes, cette pollution insidieuse qui nous rappellent régulièrement à l’ordre, à nos responsabilités vis-à-vis de notre enfant et aux enjeux de tous les pas qu’il reste à faire.
[Novembre, ocre gris. Le sang s’est formé en plusieurs grosses gouttes, chaudes puis froides, puis en trainées du dos de ma main jusqu’au coude, les ronces d’hiver sont intraitables en cette ravine de terres rouges. Tous les feuillages sont au sol, Émilien va bien, on marche en creux, en bosse, en goulet, en ravine, pour varier les sensations, et s’ouvrir à de nouvelles gravités.
Cette ravine-ci est étroite, tunnel de branchages et d’épineux où la lumière se fraie un chemin, habillant les parois d’entrelacs et la faille d’une lueur ocre rouge, boueuse et obscure, mais Émilien va bien, alors on y est bien et l’on serpente sans gravité sur la fine trace qui suit le fossé. Une grosse ronce barre le passage ayant pris ses aises là où personne ne passe jamais. Le sang a séché sur ma main. Oublié.
Je me retourne vers mon fils docile. Il avance dans une douce mécanique sereine, l’air absent, aussi. Du pied gauche, jambe tendue, je repousse la grosse branche d’épines loin dans le fossé, ma jambe droite repliée prenant appui sur le rebord du sentier, et là je demande à mon grand fils de passer devant.
Que comprend-il ? Je le sens s’étaler doucement sur mon dos courbé et malgré mes injonctions, il s’affale et rit doucement, de tout son poids; ses bras ballants de chaque côté de mon cou, j’ai une jambe dans le vide, une grosse ronce qui ne demande qu’à se redresser pour nous fouetter et l’autre jambe repliée, écrasée de mon poids, celui de mon sac à dos et celui de mon fils. Au beau milieu de rien. J’ai du mal à respirer et râler à la fois, je me dis que s’il se sent bien ainsi, il peut s’y endormir. Alors il me vient un fou rire, du genre de nulle part, d’en bord de faille…
Du genre qui ouvre tous les horizons.
Sans raison apparente. ]
Armand T.
Billet dédié entre autres à mes bienveillants éditeurs de Libé partis vers d’autres pulsations.
10:08
St-Antonin-sur-Bayon
Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc
“P4…
P4 : Dans mon cauchemar, le gendarme se présente ainsi. Je n’y donne pas un sens immédiat. J’ai tenu laisser cette phrase telle qu’elle est survenue à ce climax du rêve, par honnêteté — vis-à-vis de mon subconscient — et parce que l’impact en est fort : cette entame en double occlusive «pé-ké» est un double blocage de la respiration, suivi d’un relâchement, c’est une vraie double-baffe… Dans le rêve, je me rappelle l’avoir interprétée comme un raccourci de «Gendarme machin, section P4 chargée des personnes disparues, je viens pour votre enfant….»
Ensuite pour tenter de trouver une raison d’être à ce phatique incongru, pour ce qui me parle, ce P4 (Psychiatrie 4) est le niveau de réforme que l’on tentait d’obtenir quand on était en bonne santé pour échapper au service militaire obligatoire. Cela consistait à se faire passer pour déséquilibré, neurasthénique ou psychotique lors des «trois jours». Peut-être, donc, cette (très) vieille réminiscence, un vieux contentieux avec l’autorité…
Sinon, dans la même tonalité armée/autorité, peut-être un lien avec le Walter P4 de l’armée allemande.
Ou encore un lien avec les paquets de 4 cigarettes «Parisiennes» de tabac noir des années 60 et que j’ai pu cotoyer : les P4…
Je sais aussi que les certains jeunes peuvent se traiter de P4, mais je leur en laisse l’exclusivité…
Allez, pour le fun :
“[..] Une année de ta vie l’état s’apprête à te voler
Moi j’remercie Jah, Jah car je n’ai galéré qu’une journéeCar réformé, l’jeune qui s’exprime au mike est réformé
P4, P4, ils m’ont pris pour un taré [..]” Sinsémilla – P4 de l’album Première Récolte (1996)
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