6 juillet 2017 20:26 • Les Bondons - Mont Lozère
La masse et l’espace-taon
Fragment 85,
en odorama
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13 septembre 2017
Fragment 85,
en odorama
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13 septembre 2017
[Nous devrions être assaillis de mouches. ] Rien que cet homme sous le soleil, massif, planté là à contre-jour d’un chemin qui grimpe à l’Est.
En cette fin de printemps déjà pesante, il est apparu d’un sentier où le nôtre se jette. C’est rare de croiser d’autres âmes en cette partie de forêt. Il passait, puis s’est ravisé, pour nous attendre et nous entreprendre. Sa mère a instinctivement écarté Émilien et je reste en frontal. L’homme est d’un âge incertain, maquillé d’une couche de crasse. Je le détaille tandis qu’il entame sans discontinuer un monologue dont je peine à suivre le fil directeur. Trapu, édenté, il a l’élégance naturelle d’un homme en délicatesse avec toute notion d’hygiène et qui aurait perdu le fil de l’eau.
Le week-end précédent, nous avions longé, un peu plus loin sur ce même chemin, un campement inhabituel pour ces lieux, 4×4 et caravane d’anciens modèles, sommairement dissimulés en bord de piste et d’où refluait déjà une puanteur certaine. Bon, nous croisâmes souvent des campements improvisés de ravers en fin de beat ou des camps organisés de travailleurs forestiers, mais l’absence de chantier de coupe en cette amorce d’été et l’aspect de ce camp désert m’incitait à accélérer le pas, le mien et celui d’Émilien, ce dernier étant toujours à protéger d’explorations incertaines, «Gou Ga ?».
Je fais bien sûr le rapprochement, par l’odeur, tout en cherchant pour l’heure un éloignement qui resterait courtois. Une bonne distance, mais en restant attentif, au cas où, à ce que peut vivre l’autre. Lourd. Pas un brin d’air pour appuyer ma stratégie d’évitement, alors je me mets en apnée contrôlée et je tente de me concentrer sur le discours.
Je résume.
Notre homme travaille avec [ une instance régionale ?] à aider les touristes sur les chemins de randonnée, mais il recueille les chats, il va les chercher, parce qu’il a une ferme dans l’Aveyron et que les chats se font tuer sur les pontons par les bateaux, mais il y a un procès dans le Vaucluse d’un égorgeur de chats, mais il n’y est pour rien et on peut passer près de son campement, ils ne nous attaqueront pas… «Gou Ga?»
Soit. J’ai un coup de fatigue, pour une fois que l’on rencontre quelqu’un de volubile dans cet espace sauvage, c’est un grand décalé.
J’essaie un pranayama alterné, en respirant alternativement de la narine droite, puis de la narine gauche. Aveyron. S’il me laissait une ouverture, soit un courant d’air, je pourrais lui dire que l’on connaît un peu, qu’en termes de souvenir c’est une des plus violentes crises d’épilepsie d’Émilien, à même le sol de la cuisine du gite dans lequel nous nous apprêtions à passer une soirée dans une ambiance assombrie par une pluie battante. Et aussi ces mouches, omniprésentes, par dizaines, hameau paysan oblige. Et puis leur génocide au papier tue-mouches, précisément, méthode qu’une Lozérienne nous suggèrera d’éviter, cette année sur un plateau du mont Lozère, sans s’appesantir sur le pourquoi, comme si elle nous cachait le secret des menhirs que je vois se fondre dans l’orage qui s’amène, «du Sud, ici les orages viennent du Sud…» Soit des Causses, en face.
L’apparition de cet homme étonnamment méprisé par les mouches doit-elle me rappeler cet infâme ruban collant de muscidés résignés agonisants sans bruit, vibrant encore à peine ? [ D’où me vient l’image de certains bureaux politiques après certaines élections ? ] Homme d’Aveyron, un autre Victor ? Un autre enfant abandonné, certainement plus sauvagement maltraité que «sauvage», débusqué par hasard puis ausculté, étudié puis abandonné à nouveau par la Science à une famille d’accueil douteuse puis à une fosse commune dans l’indifférence générale, pour gagner ensuite un diagnostic rétrospectif d’autisme ?
Une musique s’immisce en moi, inattendue, «C’era una volta il West », la scène a vaguement des relents de western-spaghetti, mais à la bolognaise et régurgité. Je tente d’investir ce moment. Nous sommes loin d’être sur une piste balisée, plutôt nulle part, son prétexte d’être là pour guider le touriste ne tient pas un effluve. L’homme est visiblement en rupture de ban, défraîchi et affranchi des contraintes sociétales. Est-ce un Diogène, un cynique, au sens antique, anticonformiste qui me renvoie là ses effluences jubilatoires ? Un Démocrite, un lecteur vacillant de Thoreau, qui aurait intégré : «Je m’en allais dans les bois parce que voulais vivre sans hâte, faire face seulement aux faits essentiels de la vie, découvrir ce qu’elle avait à m’enseigner, afin de ne pas m’apercevoir, à l’heure de ma mort, que je n’avais pas vécu…» (1) mais qui aurait omis certains paragraphes : «Je me levais tôt et me baignais dans l’étang; c’était […] l’une des meilleures choses que je faisais…»(1) Un visionnaire, un fou d’un dieu, recherchant inspiration ou plénitude austère en milieu naturel ? Un fuyard, fuyant quelque chose, à l’ancienne, un marginal par vocation, par conviction, dépit ou contrainte ? Ou un simple tueur de félidés à l’esprit élimé ? Pourquoi m’a-t-il ainsi entrepris, comme pour se justifier, me révélant d’un bloc sans ponctuation ses derniers lés de vie. Comme le font au contact certains autistes verbaux.
Toujours que nous, lui et le soleil de printemps, encore bas, mais déjà chaud. Aurait-il passé un pacte avec les mouches ? Devrait-on envisager ce type de négociation si l’on décidait, tiens, demain, kit de survie et «La vie dans les bois pour les nuls» sous le bras, d’aller chercher dans la nature une fin de vie plus honorable que celle promise, de tuyaux, de molécules, d’incontinence, de ressentiments et d’aide à la personne… Avec qui ou quoi d’autre devra-t-on négocier ?
12:20
Vignes du Capitaine Danjou
Puyloubier
Harmonica. Ce chemin est un rituel pour nous, parents d’un être avec autisme que l’on ressource — c’est désormais une certitude pour nous — par l’immersion dans l’antithèse de ce qu’il vit chez nous : silence, marche, absence d’images, de sons, un espace où ses vocalises s’estompent sans rebond sur quelque mur après n’avoir dérangé que quelques geais… Magique parce qu’il calme mon grand fils, plus sûrement que n’importe quelle molécule. J’ai cherché, trouvé, exploré et choisi ce chemin, tous ces types de chemins, par leur caractère encore sauvage ou perdu, en ce sens que peu de gens y passent. En quinze ans, quelques rares chasseurs, quelques randonneurs fourvoyés, une poignée de VTT. Et en récompense, ces courses lourdes déclenchées dans les taillis par nos pas, sangliers, cerfs et chevreuil, rencontre furtives et rassurantes. Signifiantes. De saison en saison, ces pistes sont devenues les nôtres, forcément. On ne leur a pas laissé le choix. Alors cette rencontre craquelle l’intégrité notre espace-temps, on avait oublié au fil des ans qu’une autre espèce peut vivre en ces bois. Troublante, inquiétante, quand même, même sans être un chat, quand on se balade avec un être innocent et fragile. L’occasion de repenser le rituel, un de nos rituels, ce rituel. Incidemment, on tentera en ce début d’été, d’autres pistes, à travers les vignes, dans Aix même, aussi. Prendre ça comme une évolution. Et puis je sais que l’on y reviendra, c’est vital, addictif, nécessaire. Parce c’est plus simple aussi.
Je me cale encore sur l’aspect massif de cet homme, yeux enfoncés sur visage carré, buriné, une mauvaise perruque aux reflets roux élimé, tee-shirt, short et baskets semblant avoir été bleus roi, ourlés de jaune, aujourd’hui plus souillés que ne le sera jamais le plus crapoteux des suidés de ces contrées. Se dire un instant que notre humanité vouée à elle-même et livrée à la Nature et à sa nature semblerait soudain en bien mauvaise posture; bien faible en regard de la capacité à survivre de ces espèces endémiques dont elle se dit supérieure et qu’elle soumet en conséquence… [ Petite pensée pour Christopher McCandless, brûlant tout ce qui le reliait à sa vie promise d’étudiant d’avenir pour fuir into the wild et finir s’empoisonnant dans un bus abandonné suite à une interprétation aléatoire d’un guide botanique Dena’ina…] Nos sociétés, dans leur carcan normatif, nous auraient-elles aussi éloigné de notre capacité naturelle à assumer nos souillures, notre instinct d’une hygiène adaptée et nécessaire à notre survie ? Soit un équilibre, celui des Yanomamis dans leur chabono, celui des natives indians avant que d’autres «civilisations» ne les parquent. Par exemple.
On peut idéaliser Diogène revendiquant de vivre comme un chien dans sa jarre en terre cuite au milieu de la cité, ou Thoreau ou Démocrite dans leurs baraques respectives, mais cet homme me transmet un autre aspect des choses. L’odeur n’est pas conceptuelle, elle est là et agresse, s’exprime et fait sens. L’hygiène est-elle naturelle, culturelle ou politique, voire un instrument de pouvoir ? Trouvé dans une fiche d’action humanitaire, soit-dite anthropologie politique de la fange au Burkina Faso : «La saleté manifeste un désordre symbolique. Le travail de propreté consiste donc à remettre (soi-même, ses choses ou son espace) en ordre. […] Souillure de l’espace public. La croyance populaire considère que l’on peut faire disparaître les eaux usées et les excretas en les diluant et en les dispersant dans l’eau courante. Quand il n’y en a pas, on essaye de les disperser en les jetant à la rue tout en espérant que les roues des véhicules et les semelles des gens emporteront petit à petit les traces de la fange au loin. […]»(2)
«… ils ne vous attaqueront pas.» Il semble sourire. Sans ambages et plutôt aimable, il me claque un «merci», se détourne et s’en va vers plus haut, à contre-jour et d’un pas difficile. J’ai peut-être la bouche entr’ouverte. J’ai vu là ce que je devais voir, de quoi repenser humblement mes plans de fin de vie.
Nous ne passerons pas près de son campement. On ne veut pas savoir s’il recèle des chats et dans quel état. Comme je ne veux pas savoir s’il existe effectivement des pontons en Aveyron. On va obliquer avant, s’enfonçant dans un sous-bois où serpente un chemin de limite de département, tracé, mais pas vraiment entretenu. [ Là est un coin précis, circonscrit à un petit coin de fourré en sous-bois sombre où des insectes bourdonnent toujours. Peut-être un essaim perdu, je n’ai jamais cherché plus avant le pourquoi du phénomène. On ne peut pas toujours dans tout s’investir.]
Lozère. Juillet. Émilien va plutôt bien. Depuis la terrasse empierrée de notre baraque retapée en gite, on peut voit monter l’orage du Sud, comme il se doit. Quelques vaches bourdonnent au premier plan, qui lèchent de gros blocs de sel et des menhirs plantés au loin, se découpant sur l’horizon comme d’une mauvaise dentition. [Un taon tendu me pique au flanc à travers le tee-shirt. Il a dû me prendre pour un ruminant.] J’attends le frais.
Et l’eau. «Gou Ga ?»
Armand T.
11:08
Les Bondons
Mont Lozère
Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc
…ou la vie dans les bois
(1) Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois – 1854.
“Au milieu du XIXe siècle, l’insoumis de Concord invente le concept de «désobéissance civile». Le penseur pose le principe des lanceurs d’alerte d’aujourd’hui, mais se tient à l’écart des combats politiques, arpentant la forêt, son refuge. Republié aujourd’hui, son œuvre s’arrache.” Philippe Douroux, pour Libération, 30 août 2017
À lire sur Libé (d’avant) ::·
Fange…
(2) Une anthropologie politique de la fange : conceptions culturelles, pratiques sociales et enjeux institutionnels de la propreté urbaine – Programme Solidarité Eau – Programme gestion durable des déchets et de l’assainissement Action A 04
“Cette recherche a été menée dans les deux plus grandes villes du Burkina Faso, Ouagadougou (950 000 hab.) et Bobo-Dioulasso (550 000 hab.). Certains terrains ont été étudiés avec plus de précisions : Tanghin, un « vieux » quartier de Ouagadougou, la ville de Bobo-Dioulasso et notamment les « villages » bobo progressivement intégrés à l’espace urbain, et enfin deux hôpitaux (un dans chaque ville).”
Dena’ina…
Pour les curieux, documentaire en 2 parties célébrant les savoirs traditionnels et les modes de vie des Dena’ina, natine indians du centre-sud de l’Alaska tels qu’ils ont été transmis de génération en génération et sont encore pratiqués aujourd’hui.
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