21 juillet 2016 15:35 • Yann Gross - Rencontres de la Photographie - Arles
Au fond de l’enveloppe…
Fragment 6,
de coquille
de coquille
2 juin 2017
Fragment 6,
de coquille
de coquille
2 juin 2017
Les rideaux de la baie vitrée filtrent le jour du Sud. Ce voile est tiré entre notre petit monde et cette belle lumière d’après-midi de printemps. Citizen of glass, Agnès Obel suggère, en douce errance, entre mélodie discrète et ostinato : «With the weight of days, The end of time has just begun, I hear it call your name…»(*) Allongé pas loin de mon fils qui tente de s’endormir, qui tend vers l’endormi, j’attends. Comme un proche désœuvré au chevet d’un convalescent, inopérant, désarmé, mais là. Flottant comme la bouée qui signale et rassure le plongeur. Fragile, légère, imprécise, mais là. Après tant de mois d’accalmie, Émilien est en effet reparti brusquement dans ses grands fonds, près de 20 heures de déambulations incessantes, et autant pour nous de doutes, de veille, d’interprétations et d’exaspérations, d’imprécations et de documentation, autant de bonnes et mauvaises décisions et quelques bottes de pompiers sur notre terrasse de bois d’ailleurs.
À travers la trame des rideaux de jute, les tâches vertes des feuilles du grand tilleul qui jouent à se frôler dans la brise naissante et les traces d’un ciel d’un beau bleu si classique. J’entends sans les voir les oiseaux concerter, cherchant à s’accrocher les atomes, les insectes se dégourdir dans cette poussière d’hiver, des choses mortes pendant l’hiver, aussi, qui s’invite, s’élevant dans ce monde qui s’éveille. Et nous qui cherchons paradoxalement l’assoupi, comme concept ultime et impérieux, tous trois à nouveau flétris.
Rideaux tirés pour faciliter le repos, nous fermons à nouveau dans le silence notre microcosme sur lui-même. Et une mouche qui nous agace.
Je revois cette photo prise l’été dernier: la sortie d’une expo-installation d’un jeune photographe dans le cadre des Rencontres d’Arles (*). Une grande pièce, dans une semi-pénombre, unique lumière faible entre verdâtre et orangé des photos géantes rétroéclairées d’un reportage en Amazonie d’aujourd’hui, immersion dans une réalité glauque où une femme pose dans une nudité masquée par les stéréotypes de mythifications ancestrales, où les grands bateaux à fond plats, vestiges des grands vertiges des conquêtes des larges fleuves se décomposent à quai, dans l’eau verte, dans une ambiance poisseuse dont on ressent l’humidité, comme celle-là forêt et peut-être les gens, proposés là loin des signes extérieurs de romantisme touristique…
À la fin du chemin d’expo proposé, une issue en clair-obscur, en plongée, toile tendue entre le monde du photographe et l’autre monde, ensuite, là d’où provient une lumière dure, blanche et dure. Sur la toile, une projection subliminale d’un sous-bois de forêt vierge. Fine comme une dure-mère, qui isolerait yeux fermés notre cerveau et les images qui s’y révèlent d’un autre monde, plus âpre, plus faux mais plus réel, enveloppe infime de voile fragile, qui conserverait et protègerait nos rêves, notre intérieur… Rideau tiré entre nous et un monde qui avance, sans nous.
Nous, famille avec autisme, coincés au deuxième étage des ruines de la pyramide de Maslow, à gérer nos besoins vitaux et notre sécurité, rendus incapables par la complexité de la gestion de notre altérité de grimper plus haut, vers l’autre, le groupe. En sommes-nous responsables ? À considérer yeux ouverts, non, mais yeux fermés ?
[ Rencontre. Au même étage maslowien, au hasard de nos déambulations pédestres avec notre enfant à qui on fait prendre l’air et la lumière, on croise une autre famille, d’un résident de son Foyer, se protégeant à l’ombre d’arbustes en lisère d’un grand champ qui s’étale au pied de la Sainte-Victoire. On converse de notre quotidien, de nos adultes perdus et de leur relation avec ce qui les cadre, ou tente de le faire. Même discours, mêmes inquiétudes, mêmes espoirs. Hum. D’un examen du champ qui nous entoure, je contextualise ce moment : nous n’avons rien à y faire, on est en semaine, nous nous sommes mis en congé pour nous occuper de notre fils et le reste du monde est ailleurs. J’ai si souvent l’impression en traversant ce champ le week-end, lunaire, le champ, traçant binaires ou ternaires d’un pas rituel parmi quelques îlots épars de familles dominicales installées en jeux et en bouffe, d’expérimentateurs de drones ou de cerfs-volants, ou d’apprenants de parapente, l’impression d’être comme ce chaman de l’Étreinte du serpent (*), un chullachaqui, un être déconnecté d’un réel but, déconnecté de soi pour raisons internes ou externes, une enveloppe vide, mais épaisse et rincée par sa solitude. Coquilles cassantes. ]
Et pourtant, j’ai fixé cette sortie vers la lumière, la forte lumière de l’issue, absorbé par elle : elle est là, tentante, à peine au-delà de nous-mêmes. On connait cette lumière, on l’affronte, cette lumière de réverbères d’hiver, nous éclairant en sortie dans Aix où les cris joyeux d’un Émilien sans tabous résonnent dans les ruelles froides des décembres festifs et dans la prunelle engoncées des badauds de la nativité. On l’avait regrettée, cette splendide lumière des grands feuillages de frênes d’un petit paradis d’Ariège quand notre fils ne pouvant plus gérer son dépaysement nous forçait par tous ses moyens à regagner nos pénates, et que nous craquions face à ses assauts, à la nuit tombée, ce moment où l’on a l’impression de gratter sur le temps qui nous est dévolu.
Elle effraie cette lumière de jeunesse insouciante qui nous habite, nous parents, sur ce cliché qu’un pote photographe ressort d’il y a 27 ans, et celle-ci m’émeut, éclat dans trois mots de mon grand adulte autiste quand son regard croise celui d’une ado alors que l’on se gare sur un départ de rando. «Feu feu fa». À travers la vitre qui fait écran à son sabir onomatopéique, il doit sembler à celle-ci plutôt attirant, quoiqu’un poil étrange. De cette étrangeté qui séduit encore, romantique, avant de basculer vers le doute, la peur et le rejet.
Et oui, elle donne espoir cette lueur citoyenne qui repoussa la haine dans son tiers de cloaque.
Et puis, il y a cette lueur sur laquelle on s’attarde à nouveau quand Émilien décide, en fin de fulgurances, de revenir au calme, sans raison apparente, nous laissant chullachaquis dans l’expectative, avec nos doutes et nos brisures. De coquilles. Et Sonia Wieder-Atherton qui arrache à son violoncelle, son cello, frottant et pinçant, les notes posées par Monteverdi (*).
Et une mouche qui nous agace.
Armand T.
17:44
Puyloubier
Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc
Au fond de notre enveloppe, cette fois-ci :
Agnès Obel, dont les créations calment si bien notre enfant autiste… Écouter ci-dessous. Retour au §
Sonia Wieder-Atherton : «Monteverdi aimait les êtres humains, il aimait leurs paradoxes, leurs conflits, leurs histoires d’amour, il voulait trouver une manière dans la musique de raconter au mieux tout ce qui les habitait…» Écouter ci-dessous. Retour au §
Et puis l’Étreinte du Serpent, El abrazo de la serpiente de Ciro Guerra : «Il guette sur la rive du fleuve, presque nu : un pagne, un grand collier, des bracelets de plumes autour des biceps. En noir et blanc, sa peau semble se confondre avec le feuillage et l’eau : l’homme et la forêt, même matière vivante…» Cécile Mury, pour Télérama.
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Et encore cette réminiscence aux Rencontres d’Arles de la Photographie, le travail mis en scène de Yann Gross en 2016 : «Yann Gross aime photographier des histoires, affirme Barth Jonhson, codirecteur de Art Bärtschi et Cie. Il ne s’agit pas du témoignage direct de la réalité, il y a toujours un minimum de mise en scène.» Article Tribune de Genève
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