8 mai 2010 9:45 • Au large des Goudes - Baie de Marseille
Mer peu agitée, à agitée…
Fragment 16,
d'écoutes et d'embruns
d'écoutes et d'embruns
4 mai 2012
Fragment 16,
d'écoutes et d'embruns
d'écoutes et d'embruns
4 mai 2012
Mon fils est là, quelques milles nautiques en avant de notre barge, dans la baie de Marseille, en régate. Je me répète cette phrase, étonné, j’en sirote toute la saveur et toute la portée. Flottant. En roulis, en roue libre.
Je suppose que ce doit être un moment magique, exaltant et inquiétant, de sentiments antinomiques, dans la vie de parents que de voir un jour partir son enfant dans une activité nouvelle, engageante, non maîtrisée, donc risquée, pas encore vécue.
On peut imaginer que le projet voit le jour après un processus de cristallisation où l’ado, l’enfant, en négociation, a accepté l’idée, il s’est laissé convaincre ou bien désirait si fort qu’il a convaincu.
Il est facile d’imaginer ensuite toute notre perplexité quand on jette en avant, là-bas sur l’eau, un adolescent non verbal, dont on ne peut qu’interpréter les émotions, les motivations, les peurs, dans une traduction forcément incorrecte, alors qu’on lui tient encore la main pour traverser la rue…
Je suis des yeux le triangle blanc qui louvoie au sud-est, il fuit, mais il repassera par là: c’est une régate, c’est ce que l’on m’a dit. Nous sommes sur notre barge, c’est peu glorieux, humide et glissant, mais c’est la règle du jeu.
L’initiative de cette journée est née de la volonté d’une association de voileux Marseillais (1) au profit d’une association œuvrant en faveur de l’autisme de faire vivre autre chose — quelque chose ? — à une poignée de jeunes autistes du centre où Émilien était pris en charge à l’époque, en 2010 : un des moments rares depuis vingt ans où notre société humaine a semblé soudain fonctionner, s’organiser, si bien et avec tant d’entrain que cela paraissait… Naturel.
Trop naturel, presque déconcertant pour nous qui sommes pourtant habitués à tous les tangages. Je sais les marins superstitieux, j’analyse les auspices : le ciel est gris, sans plus; rien dans mon marc de café; Émilien paraît bien, dans une phase comportementale qui se prêterait plutôt à l’expérience; on essaie de forcer l’échange, on lui répète qu’il va faire quelque chose d’inhabituel aujourd’hui, on lui parle de bateaux, de pirates et d’Atlantide, mais il repique sur ses gestuelles favorites, “coé coé”, il remue le pouce gauche, poing fermé ; ça signifie jouer, jouer sur son ordinateur. On sourit, on aura essayé, on aura fait notre boulot.
On bouge. On s’active. Il change un peu d’état, il est tôt, trop tôt pour que l’on soit dans l’enchaînement de séquences habituel. La route est différente, plus longue, on a pris un autre cap. Il joue avec la radio, comme d’habitude. On entre dans la ville aux quarante-cinq mille gabians, nom local du goéland, qui prolifèrent entre les îles, les Calanques et les décharges côtières.
Marseille est praticable ce matin, endormie; on rejoint sans encombre et dans les temps le Yacht Club de la Pointe-Rouge. C’est un bon signe.
Des gabians, des autistes, de l’eau et des exemples…
Nos hôtes du jour sont là, marins, burinés, équipés, motivés, passionnés, c’est visible, ça vit dans leur regard, dans leurs gestes. Émilien est sur la défensive, c’est une période où il s’angoisse rapidement ; une tentative de baptême de l’air avait ainsi tourné court, avait pris l’eau, serais-je tenté de dire, quelques années auparavant.
Mais ses éducatrices, celles de cette époque, nous rejoignent, exemplaires, extraverties, magnifiques d’empathie et d’abnégation ; et il s’anime. Pour cela. Parce que sont là des repères, forts, comme les fanaux qui marquent le chenal, des phares, des amers. Et un début de sens, pour lui, peut-être, à cette situation inconnue. Il a vu le chef de service du centre, monsieur D. qui est là, aussi, en décalage ; et ses copains de classe, coachés de près, par tout un petit monde qui entreprend d’organiser cette journée singulière.
Émilien surnage maintenant. Tout est particulier aujourd’hui, étrange pour nous, pour lui. Les codes sont cassés, les places s’interchangent, nous ne sommes plus dans le combat, mais dans un flux d’une normalité surnaturelle. Il y a là un quai, des pontons flottants, des voiliers, des cirés, des bouts, des cliquetis et de la bonne humeur, un port de plaisance en somme, avec des hommes et des femmes ; et des gabians ; des autistes et de l’eau…
Et je lève les yeux, machinalement. Le ciel est gris, tendance au noir, surtout à l’Est. Je sais la lutte contre le temps, au sens météorologique, dans le quotidien du marin ; je n’ai pourtant que trois expériences de navigation, houleuses, c’est dire si c’est fréquent. J’ai un petit frisson en pensant aux brisants au large de la Pointe-du-Raz, visitée quand l’horizon s’était bouché sur la mer d’Iroise, dans une convenance de tempête. Cette désagréable habitude qu’a la mémoire de mettre en image le pire; là, le souvenir se forme de l’océan en furie brutalisant le petit phare de la Vieille, océan simplement beau, puissant, hypnotique. Vu depuis le sol, la terre, doit-on dire.
Ici, il pluviote, maintenant. Rien ne peut être parfait; mais nos bienveillants marins d’un jour semblent sereins, ils se sont harnachés, protégés, ils sont concentrés, mais sereins. Nous ressemblons à un troupeau en attente d’ordre, nous en remettant aux auspices de nos voileux; composé de petits groupes dociles reliés par affinité familiale. Pour finir de conjurer le sort, en pensant à Brassens, je demanderai à Émilien de ne pas mentionner de lapin à bord, mais de parler de langoustine des prés. Imaginons qu’il se mette à parler, d’un coup, et qu’il déclenche d’un mot maudit la plus grosse des tempêtes jamais vécues en baie de Marseille ! Il me regardera bizarrement, aucun de ces mots ne lui parle vraiment.
Il s’est d’ailleurs détaché de nous, un peu; il lorgne du côté des technologies ballantes sur les ventres des faiseurs d’images, à peine dérangé par le roulis du ponton flottant. Il visite, du regard et du corps, c’est un jour où tout est possible.
L’organisation est rodée, l’attente est courte. Hop, en quelques ordres, les enfants sont répartis sur les voiliers, avec éducatrices et navigateurs, calés, équipés; les parents sur les barges, avec les journalistes, calés, équipés; aujourd’hui, relâche, vous êtes spectateurs, on coupe les cordons, on fait des noeuds aux bouts, on vous remplace par des gilets et pour ce qui est de la sécurité, on en connaît un bout…
Nous ne sommes pas inquiets, même si nous ne maîtrisons rien; raisonnablement, il ne risque rien; la mer restera calme quand le ciel s’assombrira; nous croiserons son voilier plusieurs fois, fier, souriant, épanoui dans l’encadrement serré de son équipage, puis un peu perdu, absent, puis souriant et ravi; on prendra un peu d’eau, salée, et un peu de pluie, douce; je prendrai quelques clichés, le temps se distendra un peu. On en prendra aussi un peu : du temps. On croisera des kayaks de mer, on les jalousera, encore une activité sacrifiée sur l’autel de notre vie avec l’autisme…
L’orage finira par éclater, mais plus tard, quand nous serons à l’abri, attablés au restaurant du Yacht Club. Autre expérience, nouvelle, d’un sympathique repas, Émilien bien cadré, à cinq pour un, par nous, Audrey et Marie-France, ses éducatrices et monsieur D. qu’il adore; repas de départ, aussi, sans dire d’adieu; puisqu’il intégrera un autre Centre l’année suivante. Une superbe ponctuation, un point virgule, suivi d’une promesse.
Et si la pluie battante nous attend dehors, taquine, pour nous inciter à nous ruer vers nos voitures, confirmant que jamais nous ne maîtriserons cette nature, le raffut qu’elle propose, en torturant les mâts, les haubans, les drisses et les drailles est aussi un grand bruit de vie, nous rappelant à notre souffle; et que la fureur est parfois belle, simple et belle, surtout quand elle suit un moment d’impassible équilibre.
Un instant qui nous permet de croire, finalement, que tout peut aller bien, que la mer sait parfois rester calme sous un ciel de tempête.
Quand notre humanité se met, fanal, soudain, à s’éclairer en son propre chemin…
Armand T.
9:22
Tacita Med Cup
Baie de Marseille
Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc
Caritatif, fragile…
(1) Tacita Med Club
Sont-ils toujours actifs ? Site en perdition, dernières régates en 2017… L’association qui a profité de cette régate a été dissoute depuis, le FAM qu’elle gérait et qui accueille toujours Émilien est passé sous l’égide de la Fondation Parce-Neige.
Pas souvent de lapins…
Les Copains d’abord, Georges Brassens
“[..] Au rendez-vous des bons copains / Y’avait pas souvent de lapins
Quand l’un d’entre eux manquait à bord / C’est qu’il était mort
Oui mais jamais au grand jamais / Son trou dans l’eau ne s’refermait
Cent ans après, coquin de sort! / Il manquait encore
Des bateaux j’en ai pris beaucoup / Mais le seul qu’ait tenu l’coup
Qui n’ai jamais viré de bord / Mais viré de bord
Naviguait en père peinard / Sur la grand’mare des canards
Et s’app’lait les Copains d’abord / Les Copains d’abord”
Merci pour tous ces beaux partages que vous nous offrez. Je vous lis avec attention, émotion.
Annie L
C’est drôlement beau
Le sourire d’Emilien… Pas besoin de mots… Il était heureux !
Très beau texte, vraiment bien écrit, “à l’ancienne”, cela me fait penser aux dictées d’antan…
Très émouvant aussi. Je travaille en psy, j’y suis plus sensible.
Pour finir, vous parlez du lapin de BRASSENS, mais le sens en est autre je crois, car votre citation se poursuit par “quand il en manquait un, c’est qu’il était mort”, le lapin étant pris là dans le sens “poser un lapin”. Je me trompe peut-être mais je l’ai toujours ressenti ainsi.
Commentaires en 2 temps, parce que le texte parle de la vie, parce que le texte parle d’Emilien que je ne connais pas mais qui, retrouvé sur le site de l’association Tacita Med Cup, est le jeune autiste que je préfère, parce que je sais par Armand T qu’il tient à lui, que les limites de ses possibles de communication permettent à ses parents de “le” savoir un peu et de l’aimer encore malgré ce qu’il est dans leurs histoires de parents, parce que la mer est belle dans ce texte et les photos d’Armand T dont l’horizon est souvent bancal permet au ciel et à ses nuages et à son vent d’être beaux, parce que mai 2010 est une horreur en Mediterranée avec, à Nice, France-Afrique, parce que Marseille et le milieu de la voile furent épargnés de l’horreur que ça a été, parce que je ne comprends pas l’enjeu d’une régate n’ayant toujours pas appris par Armand T de quelle façon l’exigence de bien faire devenait possible pour des enfants comme son fils, parce que rien de ce qui m’importe n’est dans l’ordre dans l’ordre de la beauté de ce texte et que la beauté du monde qui est le mien mérite de ne pas croire à la beauté de celui-là.
Mais je n’imaginais pas pour autant qu’il soit possible d’écrire la fragilité humaine, son incertitude, et l’inconnu, à cette heure, en France, de la campagne présidentielle.
Celui qui y parvient, et dont la violence impose d’entendre le vent dans les drisses, l’inquiétude des mots qui ne s’entendent pas, des paroles qui ne sont pas dites, et l’inconnu des raisons d’être là, est absolument merveilleux. Et je le remercie de cette violence là, qui impose à la vie d’être là.
Un petit mot pour vous remercier encore. Il n’est pas de fin qui ne soit aussi deuil, et j’espère que pour vous, votre famille et vos amis, les deuils seront aussi d’avenir.
Je reprends le large.
Bien à vous
Claire-Hélène
On s’y croirait…Formidablement conté ! Et un joli moment.
Magnifique photo d’Emilien, radieux.