17 avril 2010 12:00 • Ste-Victoire - GR9

Evasion barbare: la descente

Fragment 14,
de roc et d'os

25 avril 2012

Fragment 14,
de roc et d'os

25 avril 2012

Notre dernière halte nous a revigorés. Les trois cents mètres jusqu’au cairn se font sans trop de peine. C’est le carrefour entre notre sentier et le GR9, qui descend abruptement sur le village pour se perdre ensuite dans la plaine ; et remonter à l’assaut d’autres montagnes.

Émilien connaît cette vision de notre village, en surplomb ; comme toujours, à ce point de vue, je lui dis que maman nous attend en bas, là-bas dans cette maison que l’on peut presque voir, et qu’aujourd’hui, elle a tout préparé parce qu’aujourd’hui Émilien va revoir Margaux, une copine d’enfance, forcément, et que c’est exceptionnel, parce que c’est la première et la seule. Et qu’il y aura aussi son jeune frère, avec qui il pourra partager, certainement, quelques-unes de ses passions.

Comme nous nous arrêtons près de l’amas pyramidal de pierres, le clocher sonne midi. Son visage s’éclaire, son « ha coco ya tché » se dilue dans l’air vif, avec les derniers battants. Émilien adore les clochers, les cloches, c’est une longue histoire, liée à un Quasimodo de  dessin animé, sur lequel il est resté scotché. À jamais, il nous semble. Je pose une pierre sur le cairn, comme il se doit, selon une tradition venue d’Écosse, je crois. Signalétique ou tumulus, cénotaphe en mémoire d’un disparu en montagne ? Le panorama, la hauteur et le silence concourent à cette impression de vide, d’absolu et encouragent la réminiscence. Mais pour moi, c’est juste une pause dans cette matinée, un élément de sens posé là au sommet de mes doutes. Avec tout de même ce réconfort d’appartenir à quelque chose, aussi, quelque part.

Mon portable sonne. Nos copains cherchent leur route, en bas, beaucoup plus bas. Ils arriveront avant nous. Le Soleil n’est pas encore au zénith, mais on va descendre plein sud et ça se ressent. Une descente raide,
rocheuse, avec très peu de végétation ; mais sans réel problème pour un marcheur entraîné. Un cheminement en lacets serrés, une série de marches naturelles inégales, sculptées dans la roche. Sur un peu moins d’un kilomètre. J’ai déjà fait cette descente avec Émilien, mais en venant d’ailleurs, de l’oratoire, en d’autres temps.

Aujourd’hui, quelque chose ne va pas, ne fonctionne pas. Je l’aide à chaque marche, le motivant avec des promesses qui tombent à plat. Sur une portion plus aisée, je prends un peu d’avance. Il progresse difficilement. J’ai l’impression qu’il boîte un peu. Je l’attends.

Le regard perdu au loin, j’inspire l’air vif, profondément, ouvrant les vannes d’un flux réflexif. Aujourd’hui, j’ai été au-delà de quelque chose, de trop de choses, qu’aujourd’hui mon fils a un problème ; qu’il ne l’exprimera pas, qu’il ne sait pas la douleur, le temps, le plaisir, qu’il a un problème avec son corps, la compréhension de son corps, emmêlé dans son schéma corporel, que mon fils devrait m’en vouloir, parce que moi, je suis capable d’analyser des signes, capable de prévision, mais qu’il ne le fera pas, parce qu’il ne sait pas ; même si je lui dis, si je lui dis que nous avons construit cette vie autour de lui, de nous, de notre contexte, qu’on lui a appris ce que l’on a pu, jalonnant d’expériences, de tentatives, de résistances, avec nos armes ; que l’autre, qui aurait pu nous donner du recul, nous a oubliés ; l’autre, l’homme social centré sur lui-même ou l’homme docte trop occupé pour qui nous ne serons qu’un quark dans une masse de cas ; et sur ce versant de roc désertique je me dis qu’il est triste que l’homme soit si vain, si vil, si veau. Et moi finalement, en tête de ce troupeau, sans leçon à donner, ni plus à prendre.

Émilien ne m’a pas rejoint. Dans un petit éboulis, il s’est assis. Je remonte et m’assieds à côté de lui. Je lui donne l’eau et ce qu’il reste de valeurs énergétiques. Je m’allonge. Il en fait de même et je lui raconte une autre histoire, encore, dans les nuages et le bleu du ciel ; et un corbeau qui passe, ou peut-être un aigle. De Bonelli. Je lui prends la main. Elle est moite. Je lui dis qu’il est le plus grand des marcheurs, et il s’applaudit en riant.

Il n’y a plus guère de solutions qui s’offrent à moi. Il ne descendra pas plus loin tout seul. Avant d’envisager l’hélitreuillage, je vais assumer, persister dans l’improbable. J’organise mon sac à dos, je resserre les courroies, je le relève et comme j’ai su l’apprendre, saisissant ses mains d’un côté et ses jambes de l’autre, je hisse son grand corps de jeune adulte en travers de mes épaules. Objectif, franchir ainsi les quelques marches restantes pour avancer le plus possible et appeler ensuite mon ami à l’aide pour le dernier tronçon, à peine tracé sur un grand rocher en fort dévers vers un fossé ronceux.

La côte

Il gigote, rit et crie à la fois. À chaque marche, je casse ma jambe droite et cherche le sol de l’autre. C’est gérable, mais il s’exprime et gigote. Trop. La cinquième marche est haute, le sol se fait attendre et quand je me réceptionne, une violente douleur m’arrache un grognement. Je connais bien, pour avoir pratiqué des sports de contact, ce type de douleur : une côte a lâché, flottante, cassée, luxée ou fissurée. Je pose le tout. Vaincu. Résigné. Ce sera long. Je le porterai encore, puis ensuite aidé par mon ami jusqu’à son véhicule. Où Émilien reprendra vie devant l’écran du tableau de bord. Comme si de rien n’était. Et l’après-midi sera comme nous le redoutions, hyper-quelque chose. Là où l’on espérait qu’il soit plus calme, plus attentionné, plus dans la réalité, le partage, plus dans le plaisir de l’événement.

Rappelé sporadiquement à l’ordre par ma côte cassée, je prendrai dans les semaines qui suivront ma leçon d’un certain nombre de choses. Entre autres. Ainsi, il boitait à cause de bonnes chaussures de marche, certes, mais un poil trop petites : ne pas faire confiance aux étiquettes, surtout avec un enfant non verbal ; il perdra les ongles des gros orteils, qui mettront des mois à repousser en lorgnant fortement, à chaque déchaussage, à chaque chaussage, du côté de ma culpabilité.

Épuisé d’une masse graisseuse si faible qu’elle n’offre que peu de réserves où  piocher quand son papa a décidé crânement de pousser un cran plus loin les limites de leurs résistances.

Et que sans raison apparente, aucun frein n’a fonctionné.

Armand T.

Aujourd’hui, c’est le champ de pierres et de rocs jetés là, alentour, par l’érosion qui m’inspire et je conte à Émilien, tout en pelant une pomme, le tracé de ce chemin, entaillé dans la forêt primaire par les haches de barbares(1) wisigoths passant par là pour descendre en Hispanie ; dans la tradition de terreur de ces grands peuples migrateurs, ils tueront un abbé au passage, surpris dans son ermitage un peu plus loin sur la face sud, avant de mettre le feu aux ruines de l’oppidum celto-ligure. La tonalité épique que je voulais donner à l’histoire est soudain masquée par la violence de l’Histoire, je sens le soleil avancer dans sa course, je pense à mes amis qui ne doivent plus être très loin ; on doit reprendre la route sur ces réflexions, et comme Émilien crie, je lui dis que la pierre sur laquelle nous étions assis marque peut-être une tombe barbare, celle d’un Alaric quelconque, en bout de course, décédé piteusement ici, là où nous cassions nos noix, après quelques siècles d’invasion. Et que cet échec vaut bien un silence compatissant.

Il obtempère, mais traîne, les pieds, son grand corps.

En quelque quinze ans de pérégrinations, nous n’avons dû rencontrer qu’une trentaine de personnes ; ce jour-là, ils sont plus de vingt à se découper à l’horizon sur le chemin de crête que nous percevons maintenant depuis le raidillon en lacets qui nous y mène enfin. Des cris, des appels se rapprochent. Ils sont sur notre sentier, ils descendent vers nous. Dans une grande transe intergénérationnelle, nous en croisons dix, des jeunes, des vieux, des entre-les-deux, équipés ou pas, colorés, suants et fumants dans le froid, flanqués de bâtons de marche, qui piaillent de casquettes en sac à dos ; autant de “Bonjour !”, et autant de réponses muettes : Émilien ne répond pas à l’autre monde quand il lui parle. Il ne sait pas. Dans ce cas-là, même nous, ses parents, sommes de l’autre monde.

L’autre groupe a continué sur la crête quand le nôtre a bifurqué ; ils se sont perdus, dichotomie burlesque ; ils s’arrêtent, ils s’appellent, se répondent ; je me sens soudain engoncé dans ce fourreau de maquis, cuisant intérieurement alors que mes doigts se crispent de froid. Émilien s’est arrêté plus bas et discute  : onomatopées, syntaxe répétitive, fort timbre de voix et recours aux gestes ; il a trouvé un récepteur soufflant et intrigué. Je redescends, sourire entendu et je reprends mon ascension en poussant mon fils aux reins. Il renâcle, je pense qu’il commence à fatiguer, certainement l’objet de sa discussion, de son élan vers l’autre.

Quand nous atteignons le chemin de crête, un léger vent de novembre descend du sommet ; l’air est vif, le ciel est parfait, plus de bruit, le groupe s’est dissout, à peine un peu de brume sur la grande plaine aux charniers des six cent mille Teutons massacrés par les légions romaines ; enfin à ce qu’il se dit parfois, quand l’homme se cherche des racines ; je perçois à trois cents mètres le cairn.

Mais Émilien s’écroule un peu ; ses joues se sont creusées, sous un regard cerné, que je sens vacillant ; alors je déplie une fois de plus le rituel, notre rituel, infini, frugal ; aérien, aujourd’hui. Nécessaire et simple comme une volonté d’avancer wisigothe.

Émilien geint dans le froid sec de cette fin de matinée de fin novembre.

La descente va être rude…

(À suivre : Évasion barbare, la descente.)

28 avril 2009
20:38
Ste-Victoire
28 avril 2009 20:38 • Ste-Victoire

Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc

autisme-hieroglyphe

“Barbare”, l’ailleurs et l’inconnu…

(1) Considérations nécessaires que l’on devrait avoir en tête dès que l’on utilise barbares ou barbaries : les charges sémantiques peuvent varier, selon les temps et l’usage, entre notions péjoratives ; étranger, pas encore ou plus civilisé, primitif, ignorant, inconscient, cruel, qui va l’encontre des usages, du bon goût, mais aussi notions laudatives  : qui est vif, jeune, instinctif, impressionnant, puissant et d’une beauté sauvage… Le raccourci barbare=étranger cruel et primitif a de tout temps facilité les dérives idéologiques, xénophobies, racismes et autres en stigmatisant par stéréotypie l’ennemi potentiel…

Tiré d’un article de Frédéric Ramel, chercheur en science politique :

Dans l’antiquité, le Barbare, “c’est celui qui est ailleurs et que l’on a des difficultés à comprendre, mais que l’on ne combat pas nécessairement, d’autant que l’on croit à l’occasion que l’on peut apprendre quelque chose de lui. Ainsi on se combat entre Grecs autant sinon plus qu’entre Grecs et Barbares” . Il révèle une distance et une supériorité mais la relation avec lui ne signifie pas ipso facto polarité et conflictualité. “Barbares, c’est le nom que les Grecs donnaient par mépris à toutes les autres nations, qui ne parlaient pas leur langue, ou du moins qui ne la parlaient pas aussi bien qu’eux (…). Dans la suite des temps, les Grecs ne s’en servirent que pour marquer l’extrême opposition qui se trouvait entre eux et les autres nations, qui ne s’étaient pas encore dépouillées de la rudesse des premiers siècles, tandis qu’eux-mêmes, plus modernes que la plupart d’entre elles, avaient perfectionné leur goût et contribué beaucoup aux progrès de l’esprit humain. (…) En cela, ils furent imités par les Romains. (…) Les Grecs et les Romains étaient jaloux de dominer plus encore par l’esprit que par la force des armes”. La notion de Barbares, telle que la livre ici l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, dépasse ainsi le champ lexical du sauvage ou du grossier. Elle rend bien compte de cette distance et de cette supériorité de civilisation entre groupes humains qui développent deux conceptions de l’universel .
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique ? / Frédéric Ramel /Dans Stratégique 2009/1-2-3-4 (N° 93-94-95-96), pages 683 à 707

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