17 juillet 2010 10:12 • Bois de Pourrières

À l’orée du bois, une métamorphose

Fragment 85,
de dents, poilues

23 mai 2012

Fragment 85,
de dents, poilues

23 mai 2012

La bête gronde, ses dents à quelques centimètres de mon visage… Mon injonction résonne encore dans le vallon. J’ai hurlé son nom, comme un coup de défense que je n’ai pu lui donner ; parce que je suis sans défense, accroupi et mes deux bras occupés à maintenir au sol mon fils sur lequel le chien vient de se jeter, dans quelque chose qui ressemble à une attaque. À son nom crié, il s’est rétracté, mais reste menaçant, frémissant. Je me suis immobilisé interposé entre lui et Émilien. Nous sommes trois sur un mètre carré, verrouillés ; je ne peux quitter son souffle des yeux, j’écoute son corps, je veux comprendre : il est campé sur ses pattes, gros bâtard musculeux, poil noir, ras et truffe carrée ; il vient de passer de reître fidèle gardien de notre univers à une entité lycanthropique prédatrice de notre charnure. Je ne reconnais plus ses yeux jaune clair dans lesquels je ne voyais jusque-là que la docilité, l’amour du maître. Comprendre.

Il y a quelques instants encore, c’était une petite promenade, une prise d’air entre un père, un fils et quasiment leur chien. Nous nous sommes arrêtés, l’air est doux ; dans un élan de jeu, spontané, je prends Émilien dans mes bras et je l’emmène dans une roulade sur un lit d’aiguilles de pin confortable, un jeu né d’une agréable sensation de printemps naissant et de senteurs résineuses ; un jeu que j’avais initié avant que le chien, compagnon l’instant d’avant, ne nous attaque soudain. Ou bien ne l’attaque, lui ? Comprendre.

Le temps est en suspens, lui, me surplombant, grondant encore un peu ; mais comme surpris de son propre comportement ; moi, accroupi, empêchant tout mouvement d’un Émilien encore très jeune, cinq ou six ans, le bloquant des genoux et des mains. Je le sais, face à un animal, en lisière du grand inconnu de ses intentions, je dois éviter tout mouvement susceptible d’être mal interprété, car ici, l’animalité est pure, de décision rapide, d’exécution précise et d’expression viscérale. Et je tressaille de ne plus en comprendre d’un coup les affinités, les pulsions, le mécanisme. Ni la métamorphose. Émilien rit toujours, il croit que je joue encore à le maintenir ainsi couché sous moi.

Je ne veux pas quitter le chien des yeux, je sens la fraîcheur d’un liquide sur mon bras que je ne veux pas voir : bave, salive ? A-t-il mordu ? Émilien va bien, il rit ; je ne ressens aucune douleur ; tout va bien : l’agression n’était-elle qu’intimidation ? Un message, pour voir, sans sang ? Un avertissement ?

Comprendre, vite ; la situation n’est pas rationnelle et un animal en est l’acteur principal : le temps m’est compté pour prendre une décision, la meilleure des décisions possibles. J’en assemble les éléments connus : nous sommes donc sur un versant de colline boisée de pins. Nous nous sommes élevés de quelques dizaines de mètres, puis arrêtés au milieu de la déclivité, petite sortie aux dimensions d’Émilien. Face à nous, en contrebas, notre maison, parallélépipède que nous partageons avec un unique voisin, au milieu d’un champ, avec une route qui passe contre ; trop près, problème de délinquance rurale, après quelques cambriolages, il nous faudra un chien, avec une mission implicite de dissuasion… Un chien, conçu dans notre imaginaire sécuritaire que l’on ira extirper d’une SPA voisine, mon voisin devenant le maître, celui qui nourrit ; et moi, un autre maître, celui qui se chargera d’emmener se dépenser ce pauvre chien attaché au bout d’une chaîne fixée d’un piquet planté sur une aire de battage ;  oui, parce que propriété sans clôtures et parce qu’en location, pas de clôture possible. Affectif fort du chien pour moi, qui le libère et qui vais courir avec lui presque chaque jour qui naît et qui meurt ; je hais toujours ce paradoxe, dont je suis complice, qui forcera un être à passer d’une prison à un enchaînement. Certains diront que ce n’est qu’un chien, que c’est la vie d’un chien. Mais j’aimais ce chien.

Ce jour-là, j’avais décidé d’innover en une promenade commune : moi, Émilien, qui se cristallisait déjà à cette époque dans ses comportements complexes et non identifiés, Émilien que je sentais déjà nécessaire de rasséréner dans la quiétude des forêts ; nous, donc, et ce chien, qui me devait tant de moments de liberté…

Comprendre.

Le chien n’a pas bronché, moi non plus ; ce que je croyais savoir de cette bête s’est effondré, aspiré par les zones d’ombres de son passé. Qu’avait-il vécu avant de finir en cage, à la SPA ? J’imagine toutes les perversions de l’homme et leurs dégâts envers l’objet de sa domination. Et comme l’on se jauge encore du regard, une solution rationnelle prend enfin forme dans mon esprit : il est jaloux, c’est si simple. Instinctivement jaloux de me voir jouer avec l’autre. Je sais que la violence innée du chien peut surgir à tout moment, retroussée au-delà de la docilité. Je ne dois pas céder à la peur, les phéromones que je dégagerai ainsi me transformeraient irrémédiablement en proie, logique de bête, là où je dois rester un maître, pour l’heure, pour l’instant et imposer une raison.

Je dois rester ferme, immobile, monolithique mais impuissant, tandis qu’Émilien, docile, accepte toujours en riant, mais un peu moins, la contrainte que je lui impose.
Lassé par sa propre attente, l’animal, ayant sans doute perdu le fil conducteur de son comportement, se met enfin en mouvement, comme si je n’existais plus, et part, courant, la truffe au sol, puis ventre à terre, happé par un autre instinct, une autre pulsion.
Je libère Émilien, le palpe, le teste, il ne s’est rendu compte de rien. Je le prends dans mes bras, le chien est loin. Le jeu est fini. A-t-il compris l’agression, le danger, le risque, la bestialité ? Connaîtra-t-il la jalousie ?

En retour vers la maison, j’observe le cheminement du chien, en larges spirales de course autour de nous comme si de rien n’était, à la lisière de la forêt, puis au gué de la rivière et enfin dans le champ labouré qui nous sépare de la maison. Exprimant toute l’énergie musculaire de son grand corps de bête. Libre, effréné, vivant.
Émilien à l’abri des murs familiaux, j’attache le chien ; il l’accepte, comme toujours, résigné, fatigué et remerciant. Je le caresse un moment, accroupi, pensif, la lourde chaîne racle le sol puis il va boire et manger. Et je me répète ce court moment d’angoisse pure, blanche comme un croc saillant de babines noires : il ne faut pas tout mélanger, l’amour pour l’animal et celui pour l’humain, même si tout cela se ressemble, parce que l’un peut provoquer la métamorphose de l’autre.

Et à cette règle de jeu, la bête finira par perdre, évidemment. Sans choix possible, lorsqu’on déménagera quelques années plus tard il restera là, avec son vrai maître, celui qui nourrit, au bout de sa chaîne et de sa mission. Je ne le reverrai plus, à cause de frictions humaines qui m’éloigneront définitivement de ce lieu de vie. Je repasserai sur cette route, parfois, discernant cette tâche noire, recroquevillée, puis dissoute, restée bête sans comprendre l’absence de celui qui lui ouvrait si souvent des espaces de liberté. Et dont le comportement d’un jour, d’un instant n’aura été peut-être au final qu’un témoignage, une affirmation d’affection. Piteusement, je vais lui dédier cette note, première d’un bestiaire personnel, ça ne change rien, mais ça soulage un peu.

Nous croiserons forcément d’autres chiens dans nos multiples balades, jamais menaçants, joueurs, affectueux, même. Je repenserai à chaque fois à ces quelques secondes où tout se noue et se dénoue, j’entendrai encore longtemps le contraste entre l’amusement de mon fils et le grondement du chien ; sans jamais pouvoir l’expliquer à un Émilien qui ce jour-là n’avait pas fait de différence entre le jeu et l’agression, Émilien qui gardera un détachement étrange, un désintérêt pour la chose animale, mais ça c’est une autre histoire. Je pense.

J’aurai aussi ressenti, ce jour-là, pour la première fois peut-être, cette innocence absolue de l’être fragilisé qui sera celle de mon fils pour encore bien des années, sa vulnérabilité et la cruauté de son exposition à nous, aux autres, et, en corollaire, ma mission de protection qui s’imposa ce jour-là, chaude, dentée, grondante, impérieuse et poignante. Une autre métamorphose, insidieuse, qui prendra sens face à bien d’autres dangers, d’autres atteintes, d’autres lumières. Certains diront que c’est ce qui finit par nous enfermer, nous, parents de faibles, d’inadaptés, de différents : cette idée folle qui nous fait penser que nous sommes les seuls à pouvoir empêcher, protéger, sauver, élever… Saugrenue, peut-être, mais idée renforcée et entretenue par la désinvolture, le détachement, les sarcasmes, le jugement, le dénigrement. De ceux qui savaient dire que.

Tout en m’interrogeant sur l’émergence de ces réminiscences au moment des 20 ans de notre fils, je caresse machinalement une chatte qui m’a rejoint sur le canapé où je décompresse de ma journée d’adulte pensant, heurté à la transfiguration de l’autre, soumis au pouvoir de l’argent, de son confort, de sa sécurité, de son orgueil, devant l’actualité de ceux qui s’étouffent dans leurs aigreurs de perdants et de ceux qui s’essoufflent dans un rythme nouveau de gagnants.
L’autre, sentant celle-là ronronner, tente de s’incruster, approche lente, jalousie tendue, puis griffes, coups de dents, touffes de poils qui volent, crachats, et fin de l’affrontement. Je les vois s’éloigner à l’opposé l’une de l’autre, pourtant ensemble depuis plus de dix années, partageant les mêmes gamelles, gardiennes de notre raison. Soupir et feulement.

De me demander si Maslow avait imaginé le poids de la jalousie, dans sa controversée et vieillie hiérarchie des besoins. Est-ce la jalousie qui nous porte vers l’autre, dans le besoin d’appartenance à un groupe, ou qui nous pousse à nous imposer à l’autre, dans le besoin d’estime ? Et quel est le poids de notre héritage cavernicole, de nos saveurs reptiliennes dans tout cela ?

Et, est-ce bien ou mal si mon grand autiste d’aujourd’hui en paraît si éloigné, dans sa progression si particulière ?

Armand T.

20 juin 2009
10:42
Le Pain de Munition
20 juin 2009 10:42 • Le Pain de Munition

Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc

autisme-hieroglyphe

Au niveau des motivations…

“Du haut de cette pyramide, trois quarts de siècle nous contemplent. Elle est devenue l’un des symboles les plus connus de la psychologie. Proposée dans Théorie de la motivation humaine (1943), par un psychologue qui a dû lui-même batailler pour parvenir à son propre épanouissement, Abraham Maslow (1908-1970), elle superpose différents niveaux de motivations supposées présentes chez chaque être humain. Les besoins de base représentent les plus importants, et ceux du sommet sont la cerise sur la pyramide, que nul ne peut viser sans avoir assouvi les inférieurs. Pour être atteint, chaque niveau doit reposer sur les précédents, stabilisés.” Jean-François Marmion – La pyramide des besoins- Dans La motivation (2017), pages 21 à 22

À signaler en passant qu’il serait dommage de limiter le travail de Maslow à une pyramide, représentation dont il ne serait même pas le concepteur.

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