17 mai 2007 16:31 • Natrix natrix - Puyloubier

Né en captivité

Fragment 85,
d'eau, lourdes.

10 mai 2012

Fragment 85,
d'eau, lourdes.

10 mai 2012

La date approche. Émilien va avoir 20 ans début mai. Un passage si symbolique pour un jeune adulte, peut-être plus fort que les 18 ans de l’adulte légal. Alors si l’on fait comme si, comme rituel de ce passage, on imagine une grande fête, en mai, avec un léger vent de printemps, parfumé, chargé de manines, celles d’Amarcord si l’on peut choisir, des musiciens, des rockers en métal ou des griots mélodiques, des gens, beaucoup de sourires, d’attentions, un espace réservé dans le temps, dans notre histoire où notre grand corps d’autiste serait le centre du monde, de notre monde, de notre petit monde… De notre microcosme. Cellulaire. Mitochondrial. Anecdotique.
Car oui, je le sais depuis longtemps, je l’ai perçu, comme l’on se sent vieillir, notre monde s’est réduit progressivement, incidemment, comme pour Chloé, dans ma mémoire, dans l’Écume des jours. Bien sûr, nous n’avons pas été emmurés, nous pourrions encore parcourir le monde, avec notre handicap alternativement bruyant et gesticulant ou silencieux et prostré, il n’en resterait pas moins qu’aux confins de notre vivarium on pourrait imaginer une vitre, placée là entre nous et… le reste. Bien pratique. Fonctionnelle. Osmotique. Mieux qu’un mur. Transparente et protectrice, aussi.

Soit, cette enceinte vitrée est une métaphore saine, un filtre, un pis-aller, mais elle s’est opacifiée, mouchetée, salie, nous isolant dans notre beau petit monde, rendant toujours plus opaque notre rapport à l’autre.
J’ai bien essayé de nettoyer ces parois de verre, de l’intérieur, de mon for intérieur, pensant que nos déjections ne pouvaient pas être la cause de cette salissure, ces dernières n’étant ni plus ni moins qu’à la dimension du reste de l’humanité. Mais c’est bien de l’extérieur qu’elle s’est ternie, voilée. Par défaut d’entretien, par négligence, peut-être. Comme dans le plus infâme des parcs naturalistes. Et elle est devenue une glace ne nous renvoyant plus que notre propre reflet.
Et j’y vois pour l’heure la flamme de l’allumette qui tremblote, dans cette main chargée bientôt d’allumer vingt bougies…

Il y a quelque dix ans, j’ai admis, un jour d’anniversaire, que mon sentiment de la fuite de l’autre était peut-être infondé. Que l’autre était toujours là, finalement proche, mais de plus en plus indifférent, observateur sans passion, résigné et démissionnaire, ombre dans l’ombre d’un chemin de visite, à peine discernable, éclairé mollement par la seule lueur filtrée de notre vivarium, présent, mais protégé par cette lourde paroi encore marquée de quelques souvenirs, traces de mains, posées là, délicatement, à plat, sur le verre froid.

Chaque incursion dans le monde confirmera ce sentiment paradoxal d’être en exposition et exposé. Au hasard, ce regard d’un enfant, en territoire de grande consommation, accroché à la main de son père concentré à décoder les informations fournies par le temple sur des accessoires sportifs de haute technologie. Ce regard posé sur nous, comme sur des singes verts sortis de l’enclos, sur Émilien qui crie et parle fort, en crise, irréversible, parce qu’il a perçu en tête de gondole l’écran d’un outil de gestion de stock; Émilien que je contrains et tente de guider vers une sortie proche, suivis par ce regard d’un enfant qui ne sait pas encore faire la part des choses entre le mandrill dans sa cage et l’humidité grouillante des forêts d’Afrique centrale, entre ce qui est montré et ce qui est à voir, entre la tolérance et la différence. Et son père de se demander s’il est pronateur ou supinateur.
Et de lire, d’imaginer dans ces yeux d’enfant, et dans beaucoup d’autres ensuite et avant, le petit panneau informatif collé à l’extérieur de notre vitre, notre vie: «Homo sapiens sapiens, famille avec spécimen en développement atypique. Région tempérée. Sud de la France.» L’étiquetage est légal, notre vie normative le veut, voire l’impose. Mais l’effroi, glaçant, nait d’imaginer aussi cette autre étiquette, différente de typographie, de format, collée là par un autre, donc, depuis, avec ces quelques termes : «Né en captivité»… Et de comprendre enfin.

Notre problème est là, la stigmatisation de la différence, la rationalisation de l’enfermement et la normalisation de tous les comportements de rejet.

Alors, il y a quelque dix ans, enlevant son congé et en m’attaquant au muselet d’une énième bouteille de champagne lors d’un énième anniversaire d’autiste,  je stopperai mon geste; je savais qu’Émilien cracherait sur le gâteau plus qu’il ne soufflerait, pour tuer les flammes des années quantifiées, parce qu’il n’a jamais su souffler, en parallèle de son incapacité à parler; je stopperai mon geste pour observer la énième réaction que cela allait provoquer; de distance amusée, grincée, somme toute pas grave, mais signe de trop, signe parmi d’autres dans une accumulation trahissant un rejet plus profond, une incapacité à s’investir plus avant, une énième réticence dans un énième simulacre de construction affective ; d’un anniversaire à l’autre; je stopperai mon geste parce que je venais de comprendre que la vérité n’était plus là, l’élan non plus, que plus rien ne justifiait ce rituel, symbolique cassée; alors, il y a presque dix ans j’ai trouvé qu’il serait plus seyant de fêter entre nous, dans notre vivarium qui s’annonçait confortable, ces étapes qui n’avaient plus maintenant de sens que pour nous, marqueurs de notre patience, de notre opiniâtreté, de notre volonté; enfermement, sans doute, recentrage plutôt, dans notre recherche de sincérité, de vérité, d’oxygène. Entre nous, dans ce qui donne peut-être un sens à la notion de cellule familiale. Mais en laissant portes ouvertes, ou plutôt vitres ouvertes sur notre petit écosystème. Au cas où.

[Elle ondule, natrix natrix, souple, toute en courbes, à la surface du cloaque de 3,6 m de diamètre: une piscine hors-sol ronde posée sur notre territoire; un oeil d’un rond parfait vu du ciel, depuis Google Earth, un œil anciennement bleu, devenu vitreux d’un vert nauséabond; un espace de jeux d’eau, désaffecté par la désaffection d’Émilien, jamais vraiment intéressé. Une piscine laissée à l’abandon, devenue mare presque naturelle, évaporée puis maintenue à niveau par la pluie, quelques mètres cubes de mélange organique et végétal, ouvrant la voie à quelques espèces en symbiose, gerris, nèpes et dytiques, grenouilles et crapauds, d’y vivre et de manifester leur existence le soir venu. On allait souvent les voir ou plutôt des entendre coasser avec Émilien à la faveur d’une lune lumineuse.
Mais là, on examine cette couleuvre à collier, attirée par les agitations batraciennes, piègée par le haut rebord, dans une eau étouffée par les fortes chaleurs: Émilien est silencieux, il comprend qu’il y a quelque chose à voir; je crois qu’il cherche, peut-être qu’il voit; elle a des signes de dénutrition. Affamée, sans doute. On ne perçoit qu’une partie de son corps, elle semble sans fin. Tentation étrange: je pourrais la maintenir là, la nourrir, oxygéner l’eau, en réduire l’eutrophisation, la sachant là, toujours, à nous. Geôliers bienveillants.

En quelques reptations, à la grande joie d’Émilien, sautillements et flapping, elle filera à l’ombre d’une haie profonde, fuyant le filet avec lequel je la tirais de là, sans même un regard ou un signe de gratitude. On ne peut vraiment pas compter sur les serpents. J’ai dû penser tout haut, Émilien est à mes côtés, m’a pris le bras et rigole de nouveau en cherchant mon regard, de près.]

Que tirer de ces mises en images paraboliques, dont la caractéristique est qu’il y ait une chute, sinon une conviction: alors, solennel, rituel, au-delà d’une grande fête d’un public fantôme aux présents affligés, mon grand fils, à l’aube de tes vingt ans, je sais désormais quel cadeau te faire. En miroir des années passées à tenter de te comprendre, de te guider et à construire le plus beau des vivariums possible, je t’en propose encore autant, pour autant que nos carcasses y survivent. Pour cette fois, dans ce deuxième épisode de ta vie, retenir le plus longtemps possible la main qui tente déjà de fabriquer ce petit panneau, information éphémère, qui serait collé un jour sur la porte de la chambre de ton unité de vie:  «Mort en captivité.»  Inverser ce cours des choses, avec ceux qui le voudront bien, avec ceux qui y travaillent déjà dans ce Centre qui t’accueille, celui-ci ou un autre, dont le périmètre, par obligation a déjà un air d’enceinte, faire de ce lieu, avec une fatuité assumée, avec confiance et espoir, le plus pensé des lieux de vie, lieu de ton autonomie, de ta libre expression, de ta cohérence sociale, de ta résilience, à mettre en place les termes de la seule épitaphe acceptable, pour nous comme pour toi: «À fini par vivre en liberté dans son petit périmètre, avec ses possibilités, dégagé du jugement des ignorants, ignorant les donneurs de leçons et les biens pensants, pissant comme l’on pleurait sur l’être infidèle.»

[…] J’ai dû penser tout haut, la dernière phrase évoquant le Port d’Amsterdam, dont la force d’expression l’a toujours fait rayonner, Émilien à mes côtés, sur le canapé, m’a pris le bras et il rit en fouillant mon regard.

Armand T.

15 octobre 2011
15:52
Bois de Pourrières
15 octobre 2011 15:52 • Bois de Pourrières

Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc

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