19 oct. 2008 10:55 • Chemin des Deux Aiguilles
Evasion barbare: l’ascension
Fragment 13,
de pierres et de racines
de pierres et de racines
19 avril 2012
Fragment 13,
de pierres et de racines
de pierres et de racines
19 avril 2012
Ce dimanche-là s’annonçait singulier. Comme un dimanche où l’on reverrait des copains, plus vus depuis huit ans ; une famille, avec cette particularité d’une jeune fille de l’âge d’Émilien, qui l’a connu petit, puis croisé, puis perdu de vue ; trajectoires trop différentes, c’est l’évidence. Parallèles, qui se croisent parfois, la preuve, n’en déplaise au mathématicien. Et au reste du monde.
Alors avant, pour préparer l’événement, je réfléchis dans la voiture qui nous mène, comme chaque dimanche, chaque samedi, au point de départ et d’arrivée de nos balades pédestres. Émilien est tendu, semaine difficile au Centre, il a très peu dormi, moi aussi ; l’idée d’une grande traversée prend forme tandis que je subis des virages trop connus pour me distraire encore. Une bonne grosse balade, pour le fatiguer, pour tenter de sauver ce petit moment qui s’annonce, de convivialité, de socialité, de normalité. Un repas, un déjeuner. C’est par ce genre de stratagème que je me dis souvent que je ne suis pas un père idéal ; tant s’en faut, et je connais la distance qui m’en sépare.
De 460 à 610
Mais j’assume, ma décision est prise. Je me gare, altitude 460 m. Briefing : cap nord-ouest, puis azimut O20°S, objectif crête et cairn à 668 m, et l’on redescendra plein sud sur le village à 340 m et 7 km plus loin. On reviendra chercher la voiture plus tard.
Émilien doit sentir chez moi quelque chose de différent, une détermination. Il geint dans le froid de ce début de matinée de fin novembre.
À force d’arpenter ces territoires, Émilien connaît aussi bien que moi tous les chemins, malgré leurs variations ; à chaque embranchement habituel, il me pousse là où il sait que l’on doit passer, comme pour influencer mes choix. Mais aujourd’hui, j’innove, j’explore. Ce sera le Grand Vallon qui monte en faux plat depuis la Pallière. Terra incognita, même pour moi.
Il a l’air inquiet et doit sentir dans les jambes le dénivelé qui s’accumule gentiment. Nos pas sonnent plus lourd, le vallon se referme et son sol gelé nous impose sa résonance. Il s’arrête plusieurs fois, en s’asseyant au bord du chemin. Il neigera plus tard, fin janvier, mais le froid est bien là, givre en ubac et flaques de boue gelées. Je trace un rayon de soleil pour mettre en place une première petite pause de soutien moral. J’en profite pour jauger ce qui nous attend. Je ne le vois pas au fond de ce vallon encaissé, mais je ressens le grand rocher, j’en suis le profil monter jusqu’à mille quarante et un mètres, d’est en ouest, en à pic versant sud ; j’en connais le chemin de crête, le cairn à la croisée du GR9 et la descente sur le village, raide.
Certains l’auront compris, ces pauses sont l’occasion de tenter d’inverser le sens des spirales comportementales d’Émilien : après le décrochage physique, profiter de cette rupture pour instaurer un semblant de communication, par des dérivations narratives, des accroches, des stimuli.
Aujourd’hui, c’est le champ de pierres et de rocs jetés là, alentour, par l’érosion qui m’inspire et je conte à Émilien, tout en pelant une pomme, le tracé de ce chemin, entaillé dans la forêt primaire par les haches de barbares(1) wisigoths passant par là pour descendre en Hispanie ; dans la tradition de terreur de ces grands peuples migrateurs, ils tueront un abbé au passage, surpris dans son ermitage un peu plus loin sur la face sud, avant de mettre le feu aux ruines de l’oppidum celto-ligure. La tonalité épique que je voulais donner à l’histoire est soudain masquée par la violence de l’Histoire, je sens le soleil avancer dans sa course, je pense à mes amis qui ne doivent plus être très loin ; on doit reprendre la route sur ces réflexions, et comme Émilien crie, je lui dis que la pierre sur laquelle nous étions assis marque peut-être une tombe barbare, celle d’un Alaric quelconque, en bout de course, décédé piteusement ici, là où nous cassions nos noix, après quelques siècles d’invasion. Et que cet échec vaut bien un silence compatissant.
Il obtempère, mais traîne, les pieds, son grand corps.
En quelque quinze ans de pérégrinations, nous n’avons dû rencontrer qu’une trentaine de personnes ; ce jour-là, ils sont plus de vingt à se découper à l’horizon sur le chemin de crête que nous percevons maintenant depuis le raidillon en lacets qui nous y mène enfin. Des cris, des appels se rapprochent. Ils sont sur notre sentier, ils descendent vers nous. Dans une grande transe intergénérationnelle, nous en croisons dix, des jeunes, des vieux, des entre-les-deux, équipés ou pas, colorés, suants et fumants dans le froid, flanqués de bâtons de marche, qui piaillent de casquettes en sac à dos ; autant de “Bonjour !”, et autant de réponses muettes : Émilien ne répond pas à l’autre monde quand il lui parle. Il ne sait pas. Dans ce cas-là, même nous, ses parents, sommes de l’autre monde.
L’autre groupe a continué sur la crête quand le nôtre a bifurqué ; ils se sont perdus, dichotomie burlesque ; ils s’arrêtent, ils s’appellent, se répondent ; je me sens soudain engoncé dans ce fourreau de maquis, cuisant intérieurement alors que mes doigts se crispent de froid. Émilien s’est arrêté plus bas et discute : onomatopées, syntaxe répétitive, fort timbre de voix et recours aux gestes ; il a trouvé un récepteur soufflant et intrigué. Je redescends, sourire entendu et je reprends mon ascension en poussant mon fils aux reins. Il renâcle, je pense qu’il commence à fatiguer, certainement l’objet de sa discussion, de son élan vers l’autre.
Quand nous atteignons le chemin de crête, un léger vent de novembre descend du sommet ; l’air est vif, le ciel est parfait, plus de bruit, le groupe s’est dissout, à peine un peu de brume sur la grande plaine aux charniers des six cent mille Teutons massacrés par les légions romaines ; enfin à ce qu’il se dit parfois, quand l’homme se cherche des racines ; je perçois à trois cents mètres le cairn.
Mais Émilien s’écroule un peu ; ses joues se sont creusées, sous un regard cerné, que je sens vacillant ; alors je déplie une fois de plus le rituel, notre rituel, infini, frugal ; aérien, aujourd’hui. Nécessaire et simple comme une volonté d’avancer wisigothe.
Émilien geint dans le froid sec de cette fin de matinée de fin novembre.
La descente va être rude…
Armand T.
(À suivre : Évasion barbare, la descente.)
12:08
Crête Ste-Victoire
Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc
“Barbare”, l’ailleurs et l’inconnu…
(1) Considérations nécessaires que l’on devrait avoir en tête dès que l’on utilise barbares ou barbaries : les charges sémantiques peuvent varier, selon les temps et l’usage, entre notions péjoratives ; étranger, pas encore ou plus civilisé, primitif, ignorant, inconscient, cruel, qui va l’encontre des usages, du bon goût, mais aussi notions laudatives : qui est vif, jeune, instinctif, impressionnant, puissant et d’une beauté sauvage… Le raccourci barbare=étranger cruel et primitif a de tout temps facilité les dérives idéologiques, xénophobies, racismes et autres en stigmatisant par stéréotypie l’ennemi potentiel…
Tiré d’un article de Frédéric Ramel, chercheur en science politique :
Dans l’antiquité, le Barbare, “c’est celui qui est ailleurs et que l’on a des difficultés à comprendre, mais que l’on ne combat pas nécessairement, d’autant que l’on croit à l’occasion que l’on peut apprendre quelque chose de lui. Ainsi on se combat entre Grecs autant sinon plus qu’entre Grecs et Barbares” . Il révèle une distance et une supériorité mais la relation avec lui ne signifie pas ipso facto polarité et conflictualité. “Barbares, c’est le nom que les Grecs donnaient par mépris à toutes les autres nations, qui ne parlaient pas leur langue, ou du moins qui ne la parlaient pas aussi bien qu’eux (…). Dans la suite des temps, les Grecs ne s’en servirent que pour marquer l’extrême opposition qui se trouvait entre eux et les autres nations, qui ne s’étaient pas encore dépouillées de la rudesse des premiers siècles, tandis qu’eux-mêmes, plus modernes que la plupart d’entre elles, avaient perfectionné leur goût et contribué beaucoup aux progrès de l’esprit humain. (…) En cela, ils furent imités par les Romains. (…) Les Grecs et les Romains étaient jaloux de dominer plus encore par l’esprit que par la force des armes”. La notion de Barbares, telle que la livre ici l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, dépasse ainsi le champ lexical du sauvage ou du grossier. Elle rend bien compte de cette distance et de cette supériorité de civilisation entre groupes humains qui développent deux conceptions de l’universel .
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique ? / Frédéric Ramel /Dans Stratégique 2009/1-2-3-4 (N° 93-94-95-96), pages 683 à 707
Quelque chose me dit que ce déjeuner sera plus calme encore, vous dormirez aussi….. Cette balade crève même un non-autiste
Aucun rapport avec l’autisme, mes pensées à cet article, juste le sourire de savoir Armand T un père aussi horrible que la plupart savent l’être sans le dire d’habitude, le sourire quant à ce qui rend Emilien sociable, l’écart à l’horrible “comment” qui m’a fait taire la dernière fois, les ultimes limites de la psychiatrie, le souvenir de la reconnaissance de collègues lorsque je leur laisse des étudiants ou des élèves après un cours d’EPS ou une séance de navigation … et l’attente de la suite.
Année de l’autisme … et je souris en regardant les résultats provisoires de la SOF (semaine olympique française, à Hyères) où, dans la catégorie 2,4mr bateau solitaire adapté aux handicapés moteurs, une anglaise, Héléna, gagne pour l’instant devant Damien Seguin, l’un des navigateurs français les plus talentueux et probablement l’un de ceux qui est le moins connu. Héléna arrivera à faire de l’ombre à Damien, comme Helen Mac Arthur en fit à Michel Desjoyaux, j’en suis sûre.
Quel rapport me direz vous ? La rencontre, alors que je commençais mes études à l’UEREPS de Dijon de JMC, compétiteur en voile, qui fut enfant fragile considéré comme probablement autiste, et qui, par la voile, trouva une voie où il était bien. Ce fut lui qui m’invita à changer de spécialité, pour, avec un groupe d’amis, démarrer vraiment la compétition en planche à voile. On a découvert ça, ensemble, à 4, grace à JMC, et un peu plus encore avec les années et selon les trajectoires de chacun. Paradoxalement peut-être, c’est lui qui a contribué à nous socialiser. Je ne pense pas que JMC, ses parents et les amis de ses parents, auraient eu bénéfice à la psychiatrisation de l’autisme telle qu’elle se définit maintenant.
Mon fils n’est pas autiste, il a une autre maladie mentale, donc je ne peux émettre de commentaire bien pertinent sur la vie que vous fait mener Emilien,ni sur celle que vous lui faites mener…. Tout de même… Un enfant bien portant se serait rebiffé depuis bien longtemps, c’est terrible de se retrouver pendant des heures dans une région escarpée déserte, obligé de faire des kilomètres par un froid mordant,tous les samedis et dimanches depuis des années si je comprends bien. Et d’écouter vos paroles érudites, sans pouvoir y échapper.
Il ne s’agit pas d’être un père idéal,un parent idéal, cela n’existe pas. Mais tout de même, ce n’est pas parce qu’Emilien est différent qu’il faut lui infliger une double peine,car en plus de sa maladie, le voilà exposé au froid, à la fatigue, à la marche forcée,on sent en vous presque une sorte de jubilation à le voir souffrir… Bien, j’attends la suite.
Cher Monsieur Janvier
votre réaction est dure mais en même temps je la comprends puisque j’ai eu la même quand j’ai trouvé Emilien perché sur son rocher qui disait “Aïe, aïe, aïe”, mot qu’il dit dès que ça ne va pas. Je comprends aussi la réaction de Farida qui en commentaire au texte “Mi fugue mi raison” s’insurgeait sur la responsabilité de tous les adultes qui entouraient notre fils ce soir là et à cause de qui la fugue d’Emilien aurait pu finir en drame. Faut-il enfermer Emilien pour qu’il ne lui arrive rien?
Aujourd’hui les pensées sombres qui m’ont longtemps accompagnée me laissent un peu respirer : Emilien a une prise en charge correcte et nous avons pu trouver un semblant d’équilibre à trois lorsque nous le retrouvons le weekend ou pour les vacances. Cette nature que décrit Armand T. , dure et hostile par moment, nous apaise et nous calme le plus souvent. Emilien ressent aussi ce calme parce qu’il nous sent sereins. Ces promenades ne sont pas nées d’une démarche intellectuelle comme vous semblez le dire, elles sont tout simplement vitales.