3 décembre 2011 11:15 • Bois de Pourrières
Au-delà du silence, l’absence
Fragment 85,
d'un gris sans tain
d'un gris sans tain
30 avril 2012
Fragment 85,
d'un gris sans tain
d'un gris sans tain
30 avril 2012
Les échanges sur les notes précédentes ont renforcé chez moi cette impression de plus en plus nette d’être comme un funambule sur le fil de ce blog ; beaucoup de commentaires agissant dès lors comme un puissant balancier, devenant mon équilibre, ma motivation, ma sécurité sur ce fil tendu, raide entre deux brouillards, étirant un peu la zone de netteté à quelques pas devant et autant derrière. Quand d’autres commentaires, plus contraignants, mais aussi utiles, finalement, me renseignent sur la profondeur et la nature de l’abîme que je surplombe et sur ma fatuité à m’imaginer le dominer.
Un fil paradoxal, comme une corde dont on saurait le son cristallin, mais qu’il ne faudrait jamais jouer, ou avec beaucoup de respect, retardant le plus possible l’angoisse de sa vibration.
Mais ce fil me parle encore, différemment, en quelque chose de très personnel ; fil du temps que je remonte ? Oui, mais pas que…
C’est là, loin, quelque dix-sept ans en arrière, alors qu’Émilien persistait à ne pas parler comme l’autre, à ne pas jouer comme l’autre, à ne pas aller vers l’autre. Et que d’autres commençaient à nous pousser vers l’autre. Sans raison apparente.
C’est ici, exhumé, cette notion de « sur un fil » ; en saillie, dans le flux de nos premiers entretiens thérapeutiques.
— Alors, que se passe-t-il avec ce bel enfant ?
— Ha. Et si vous, vous faites ça, alors ? Que fait-il ?
— Ha, d’accord ; hé oui… Et vous, parents, comment l’interprétez-vous ? À quoi cela vous renvoie-t-il ?…
— Hum, je ne vous cache pas que pour nous, professionnels, cela pourrait avoir un sens, mais il serait prématuré d’en tirer des conclusions, vous comprenez ?…
— Remarquez, si vous ne comprenez pas, c’est normal ; nous aussi, dans un sens, nous manquons de signes, vous suivez ? …
— Vous avez un peu perdu le fil ?…
— Que peut-on dire du retard de votre enfant ? Justement : disons qu’il est sur un fil, c’est une image, évidemment, mais elle est parlante…
— Contrairement à votre fils, je l’admets…
— Qu’y a-t-il de chaque côté du fil ? Bonne question, sans doute deux vides, un positif, un négatif…
— Non, ce n’est pas une métaphore voltaïque; plutôt deux absolus, métaphysiques, mais pas vides de sens…
— Est-ce qu’un vide positif est dangereux ? Non, au sens propre non, ce n’est qu’une image…
— Comme le fil, absolument…
— Non, ce n’est pas un problème de vertige, il faudrait plutôt comprendre qu’il a besoin d’un balancier…
— Non, pas pour faire contact entre le positif et le négatif, mais plutôt pour rester stable… Le temps que l’on analyse les signes…
— Est-ce que cela pourrait se faire en position couchée ? Certes, oui, mais là, la métaphore s’écroule, alors s’il vous plaît, ne brouillez pas les cartes…
— Vous voulez que l’on reprenne tout avec des cartes ? Alors, disons que le tirage n’est pas bon, mais que la main n’est pas perdue…
— À quoi joue-t-on ? Mais, chers parents, c’est à vous de nous le dire : est-ce que votre enfant fait ceci ? Ou plutôt cela ? Et si vous, vous faites ça, alors ? Que fait-il ?…
_ …
“Fil”, simple mot émergeant du discours, mais gardé au chaud par ma mémoire, lueur d’un reste de braises dans le brouillard. Signal saillant, résumant ce que je considère aujourd’hui comme un comportement d’évitement de la part des professionnels dans la révélation du diagnostic de notre enfant.
Un simple mot qui prendra évidemment tout son sens au cours de notre histoire, jour après jour. Notre fils, sur un fil, et nous aussi. Tendus.
En 1998, tenaillé par le doute, la peur du vide et l’envie de comprendre, de trouver un équilibre, on ira arracher un diagnostic d’autisme atypique dans une autre cité, d’autres services, puisant dans notre temps, nos ressources, nos espoirs, monnayant le verdict en échange d’une intégration de notre cas à une étude statistique.
Émilien comme cobaye d’une science qui avance et se cherche, comme contribution à fabriquer les données essentielles au fonctionnement de l’information, de la connaissance, à l’alimentation de la compréhension. Et Émilien soudain formulable, testé et filmé, manipulé puis isolé et observé depuis une glace sans tain, par divers spécialistes, tous unis et protégés par leur communion savante, gentils et compatissants, mais froids, tout de même, devant ce cas de plus qui s’agite, inquiet, trinôme, dans les bureaux de leur institution. Et nous, piégés dans le silence d’un corridor d’attente, maintenus là dans notre incapacité à comprendre, notre impuissance à interagir, à savoir ; parents inconscients, inutiles et fautifs, peut-être, dans notre ressenti, du moins. Du moins que rien, de l’ordre du soupçon. Et à attendre une suite. Incarcération ou non-lieu ? Non, innocent.
Mais ça, on le savait déjà.
Et tout cela de vibrer et de se tendre à chaque retour, sur trois cent kilomètres vers nos brumes familières, et encore après, en se disant que l’important est bien d’avancer, n’importe quel équilibriste vous le dirait. Qu’il en sortirait bien quelque chose.
Oui, une salmonellose, entre autres, en prime, pour commencer, parce qu’entre deux rendez-vous nous cassions le temps, en suspension, dans un parc insolite, suspect, un endroit où seul peut atterrir celui qui ne connaît pas la ville. Et là, dans cet endroit peuplé de quelques revenants, fantômes sociaux revenus de leur propre vie, sur leur fil aussi, en déséquilibre dans leur smog; là, tout à notre observation empathique, Émilien nous avait échappé quelques secondes suffisantes à plonger la main au pied d’une fontaine, point d’eau fixe des sans domicile, dans un cloaque d’eau croupie ; miasmatique, dans cette période où il mettait tout à la bouche. Hospitalisation et couloirs, encore.
Et parallèlement aux aspects médicaux de l’abime, on se battait déjà avec les structures scolaires “classiques” qui nous poussaient, déjà, vers une sortie confuse, vers l’autre, aussi, avec ou sans diagnostic, allongeant encore le balancier nécessaire à l’équilibre de notre vie. Acrobatique.
Et ma peur du vide de s’accentuer, bizarrement.
Armand T.
10:58
Puyloubier
Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc
“Vous pouvez mépriser les yeux les plus célèbres,
Beaux yeux de mon enfant, par où filtre et s’enfuit
Je ne sais quoi de bon, de doux comme la Nuit !
Beaux yeux, versez sur moi vos charmantes ténèbres !
Grands yeux de mon enfant, arcanes adorés,
Vous ressemblez beaucoup à ces grottes magiques
Où, derrière l’amas des ombres léthargiques,
Scintillent vaguement des trésors ignorés !”
J’ai lu votre beau texte avec beaucoup d’émotion en pensant à mon fils atteint, comme disent les “spécialistes”, de troubles schizo-affectifs.Continuez à vous battre comme je le le fais moi-même. Cordialement. JM
Il y a beaucoup de monde à propos d’Emilien dans ce texte, et sa place est tout à coup sans assurance. Elle n’est pas celle que vous lui donner vous. Les mots écrits, dits (le fil, le vide) aident à vivre un peu ça avec vous.
L’assurance de l’existence d’Emilien qui est si belle dans vos autres textes n’est pas là. Votre fils est devenu un autre.
Je me souviens d’un texte à propos des enfants handicapés qui mettait l’accent sur la fragilité créée par la diversité des personnes engagées autour d’un enfant. Si peu de culture commune, tant de difficultés à communiquer sincèrement à propos d’un enfant … je comprends mieux ce qui s’est engagé autour de la définition médicale de l’autisme avec ce que vous représentez de ce groupe de spécialistes, un peu indifférents, et bien au chaud entre eux. Ils veulent comprendre quelque chose et ils s’engagent ensemble pour cela. C’est bien, je crois.
magnifique !
On la comprend votre peur du vide.
On comprend ou on essaye de comprendre beaucoup de choses en vous lisant, choses que l’on ne s’imaginait pas avant de vous lire, ou choses que l’on connaissait déjà avant et qui prennent maintenant un visage un peu différent en vous lisant.
On “avance” avec vous, peut-être “avancez-vous” un peu avec ce blog.
Peut-être êtes-vous un peu moins seul(s) avec votre fil(s).
On a envie de vous rassurer : ” N’ayez crainte, vous n’avez pas le choix, il faut continuer. Même si le chemin est difficile, c’est le bon chemin, vous êtes sur la bonne voie. Vous faites de votre mieux, vous vous posez tant de questions, vous apprenez de vos erreurs, vous avez engagé toute votre vie, vous n’avez pas eu le choix, alors continuez et soyez confiants”.
Nous sommes tous sur un fil, non? Avec plus ou moins de conscience des effets subis et des ajustements à effectuer. Car même si cette conscience confine à l’inné, chez ceux qui auront intégré les mécanismes d’apprentissage, la déconstruction intervient sur les territoires de la douleur, de la souffrance, de la maladie, du dérèglement.
Je crois que c’est aussi un pont, même un pont de singe chahuté, que vous offrez à vos lecteurs. Dont certains réapprennent peut-être ces mouvements de balancier nécessaires pour ne pas verser.
Sinon, plutôt que de tomber, on peut toujours s’envoler…
@Manonegro : ce n’est pas toujours la douleur ou la souffrance ou … qui fait vaciller. Des fois, c’est le bonheur (quand on n’a pas l’habitude, et c’est mal vu dans cette société du “il faut positiver”), des fois, c’est le calme (on ne nait pas tous à égalité et des personnes, enfant, ne connaissent pas le calme), des fois c’est un simple fait revient (ça a, par exemple été le cas pour moi quand la justice a réouvert “l’accident” de Villiers Le Bel où 2 gamins sont morts. J’ai compris que j’avais vécu depuis tout ce temps avec l’image de la voiture de police dans le coeur : ce n’était pas possible pour moi que cette voituree soit dans un tel état si elle roulait au pas. Mon propos n’est pas politique, il est psychologique et ça aussi, c’est comme si on n’en avait pas le droit. Ce n’est que dans un 2ème temps qu’il devient politique), des fois, c’est la peur d’une souffrance à laquelle on n’avait pas pensé (ça a été mon cas à la lecture d’un des textes de ce blog : je ne souffre pas, un fil s’est brisé, et c’est comme ça). En vrai, je ne crois pas qu’il ait un fil dans ces moments là, mais parfois, c’est vrai qu’il y a quelque chose qui recrée un fil : une main tendue, un mot, des larmes, un beau silence. Mais le fil ne se recrée que si l’envie de vivre n’est pas trop altérée, et que la vie parvient encore à être accueillie. Le blog et quelques commentaires ont été ça. Ce qui ne m’empêche pas parfois de haïr les textes d’Armand T et quelques autres petites choses, parce que ça risque de me “toucher” et qu’on ne cède pas si facilement au risque de la vie non plus.
Merci infiniment, cher Armand T. d’éveiller texte après texte ma conscience jusque là “encore jaune de sommeil”.
Oui, vraiment, trop rares sont les occasions d’entrer dans la zone qui se situe au-delà du confort émotionnel, de bousculer notre perception du monde. Merci de nous donner à réfléchir, et surtout à ressentir.
Merci de nous pousser dans nos retranchements.
Finalement, à force de courage et d’amour, mais aussi grâce à votre talent d’écrivain, vous êtes devenus un passeur…Un passeur d’émotion, un trait d’union entre deux mondes, un traducteur de l’intraduisible…Et soudain, avec ce blog, il me semble qu’Emilien est moins seul, que Nous, lecteurs, allons tour à tour lui rendre visite dans son monde. Et que peut-être vous aussi vous trouvez moins seuls, car votre effort à rendre intelligible ce que vous vivez, paye et qu’ainsi, touche après touche, nous commençons à appréhender un tout petit peu ce que peut-être l’autisme.
Vous êtes entrain d’accomplir une oeuvre aussi inédite que votre histoire!