20 décembre 2018 17:23 • Entre Défens et Repentance - Puyloubier
Lire entre les vignes,
vivre entre les lignes
Fragment 89,
de plat et de plumes.
de plat et de plumes.
10 août 2019
Fragment 89,
de plat et de plumes.
de plat et de plumes.
10 août 2019
On marche. [ Encore. ]
Depuis octobre que les choses se sont à nouveau tendues entre notre enfant et son monde, on trace de nouvelles pistes d’apaisement à travers les hectares de vignes qui s’étendent en grande plaine au pied de notre montagne, patchwork de parcelles rayées. Là, couvrant nos déambulations solitaires, un grand espace de ciel s’ouvre à nous : troposphère limpide d’air agité sous ce mistral où mon grand fils se renfrogne; voûte de quiétude impassible quand tout vent s’est tu et que s’engage un dialogue d’autiste avec ces stries de restes d’atmosphères, de réacteurs d’avion, de vols de rapaces; chape liquide et dense quand s’y concentrent les nuées venues de l’Est et qu’Émilien se fixe soudain sur une chorégraphie d’étourneaux ou un cacardement de geai sentinelle, et même, voûte ponctuée d’étoiles quand l’hiver nous surprit en certains soirs extrêmes. Car, accumulant les jours où l’on a Émilien sous notre aile, trahissant nos travées tracées sur les deux versants de notre montagne, il a donc bien fallu se diversifier et aller imaginer encore de nouveaux horizons pour distraire nos carcasses, ouvrir de nouveaux champs de perception et évaluer nos résistances de famille avec autisme, en France, en 2019. Et, tout en respectant l’indolence thérapeutique de la marche, oublier le dépit, rendre acceptable ce qui bat et bout en soi et dont on refoule la rébellion en un soupir poisseux.
[Jusqu’à quand ? Dépit de cette nuit d’automne-là, alors que je revenais d’aller chercher Émilien au FAM parce que l’équipe craquait une fois de plus et qu’une autorité nous intimait de récupérer notre enfant et que mon grand fils se calma dès qu’il me vit et qu’il s’est calé docile dans mon rétroviseur sur une mélopée douce d’Aldous Harding et que nous longeons, si près de notre voie d’autoroute, le chantier blanchi de calcaire jurassique, éclairage de nuit où de monstrueuses machines-outils rongent jour et nuit la falaise blafarde pour quelques voies de plus, dans un fracas qui se laisse deviner, là, je me demande jusque quand nous pourrons creuser cette voie mélassique, usés de reprendre les chemins du combat, si familiers pourtant, après 27 années, au sein même de ce que l’on pensait être la solution et qui n’a parfois plus le goût que d’une poussière de plâtre. «Mais qu’a-t-on fait de plus qu’un enfant handicapé pour mériter cela ?» Je pense tout haut comme pourrait se lamenter un croyant d’une quelconque prédestination, fatalité, karma ou destinée… Que je ne suis pas. Alors je tousse, Émilien sourit dans mon rétroviseur, puis disparait, puis sourit, au rythme des spots qui jalonnent le chantier. ]
Je ramasse une plume, choisie pour sa prestance au sein d’une scène de crime champêtre : comme je me relève avec le trophée, Émilien sourit. Ces vignes sont proches et faciles d’accès. C’est voulu, en s’épargnant un trajet en voiture, quel que soit le temps, on part à pied depuis la maison, contre-allée piétonne gentiment proposée par notre municipalité, lui, signalant notre passage aux quelques villas de voisins, vocalises joyeuses exprimant on ne sait quelles interprétations de nos équipées tournées vers ces lignes immuables de ceps, agitant aux premières brises grises leurs sarments ligneux dans leur désordre d’automne, avant de se crisper, traits noirs de pieux dégarnis et tourmentés, fuligineux dans le froid, pieux acariâtres débarrassés pied à pied de leurs rameaux par des fantômes épars d’hommes et de femmes venus d’ailleurs, plus vers l’Est ou vers le Sud, maquillés d’obscur aussi dans leur pèlerinage hivernal au fil des lignes fuyantes. Incognito, fugaces, solvables dans l’indifférence. Et là, tandis que le froid vent d’Est forcit et que l’air rigide et humide s’insère entre narines et cerveau, sous un ciel bien tombé, un chapeau ou un bonnet, un geste, un salut vers notre incongruité depuis une paire d’yeux surpris à quitter furtivement leur tâche agricole. Que nous rendons. Émilien répond d’un cri joyeux.
12:11
Vignes du Défens
Puyloubier
[Existe-t-il une goutte de trop, celle qui ferait sourdre l’adrénaline, celle qui ferait sortir de terre, barbu, maculé, chevelu, gorgé, habit noir et col mao, ¡Adelante!… Zombies. Ces huit derniers mois de conflit entre nous, notre fils et l’institution devraient être pour nous la goutte de trop. Pourtant, on marche, on planifie, on négocie, on essaie de comprendre. Serions-nous trop dociles ? Trop confiants ? Ou trop peureux, trop enclins à respecter hiérarchie et pouvoir, trop habitués à essuyer ce qui suinte de nos peurs ou de nos doutes d’un revers de manche ou à feindre d’ignorer cette éclaboussure du remugle chaud d’un potentat qui geint, puis éructe, puis ment, avec notre caution implicite… Et de revoir, accessoirement, fixé par un photographe de presse au lendemain d’élections continentales, de revoir le sourire de celle-ci qui pérore et qui s’y verrait bien, sourire se voulant avenant, se fendant d’un trait glacial comme un coup de scalpel dans un abdomen d’ascitique. Cholécystectomie. Devrait-on avoir peur de ce qui se creuse là, de ne plus pouvoir sortir de ces lignes-là ? Embourbés, ensevelis. ]
Et tandis qu’aux premiers signes de printemps, en pleine pariade, corvidés et pigeons se cherchent entre eux et dans les champs comme des ados sans réseau, guetter les premiers bourgeons. Gonflés, turgescents et rassurants. Ensuite, les premières feuilles presque transparentes quand le soleil couchant les frappe, consentantes, ou levant, car notre nycthémère peut encore se décomposer. Fragiles. Et ressentir que le froid est encore là, moins vif, mais prégnant. Et estimer le chemin fait ces derniers mois. Ne rien regretter, ne jamais en vouloir à notre adulte non verbal, accepter de nouveaux combats, car il s’avère que ce conflit-là ne finira jamais et ne propose aucune issue connue, admettre enfin qu’un système en place se protège lui-même, d’abord, avant de respecter ses missions. C’est ainsi, c’est un grand lièvre qui me le dit, détalant du couvert d’un bois de conifères hirsutes d’entre les vignes, nous proposant son râble orné d’une belle houppette blanche, fier bout de queue d’avoir survécu à une saison de chasse, oreilles dressées pour guider la course, pointées de noir. Puissant.
[¡Adelante! El pueblo unido… Vous dites ? Alors, sortir de terre, encore, réveillé par un vrai idéal, se rendre compte que le cheveu n’est plus noir depuis longtemps, écrire à nouveau, fripé, et reprendre les lignes d’un long témoignage dont j’essaie toujours d’en circonscrire les intentions, les attentes, la portée, au-delà d’en envisager une quelconque finalité ? Relire Michel Serre, par exemple et quand sa mort nous en rappelle l’urgence, vitale : que gagne-t-on à mordre le cheval rebelle qui tente de nous mordre quand on veut le contraindre ? (1) Cette histoire-là a-t-elle une morale ? Et revenir à Aldous Harding, en un petit hommage à celle qui dans son folk doux et sombre à su tant de fois convaincre mon enfant turbulent de s’abandonner au calme ou au sommeil, revenir à un court fragment de sa symbolique à elle, déterrée d’entre des cendres de bois néo-zélandais, réconfortée, reconstruite puis abandonnée dans le clip «No peace at all» (2), découverte comme un trésor d’humain maculé des cendres d’un passé pas simple… Existe-t-il de vraies richesses enfouies dont on ne saurait ni la valeur ni la profondeur ? Ou perd-on trop de temps à fouiller d’âcres et pathétiques débris compostables ? ]
12:37
De St-Pancrace
à Puyloubier
À chaque enjambée, en regardant de côté, chaque ligne de vignes propose son propre point de fuite, recomposant une autre réalité, futile, mais d’un autre possible. Et revenir en arrière parce que l’on n’est pas sûr… de ne pas avoir loupé un agencement, une voie, fut-elle une fuite possible, un détail, une certitude, une gratification, mais Émilien me pousse, on doit avancer, depuis 27 ans l’arrêt n’est pas inscrit dans le rite. ¡Adelante! Dans l’éclat des roux, des bruns, des ocres, rehaussant les gris d’entre automne et hiver, nos pas sont humides et glissants, mais, dans nos flaques, toujours, un reflet tonique d’atmosphère. Et plus haut, il me montrera, un autre jour, deux lignes qui se croiseront dans l’irréel bleu de certains ciels provençaux, de deux avions se partageant les lignes cardinales, est-ouest, nord-su. Et au centre…
[Jamás será vencido… Bien sûr que si, j’ai bien peur qu’il y ait toujours un pouvoir pour soumettre le peuple, et un autre pour soumettre le peuple qui aura pris le pouvoir, ce serait même la base de nos civilisations, de la sédentarisation, des religions comme le suggère l’anthropologue James C. Scott : «[..] Homo sapiens, une fois “ domestiqué ” par l’agriculture, s’est retrouvé prisonnier d’une austère discipline monacale, rythmée par le tic-tac contraignant d’une poignée d’espèces cultivées. Les États, pour stabiliser à la fois la récolte et la population dont ils avaient besoin pour cultiver la terre, ont dû se lancer dans des guerres qui ne visaient pas la conquête de territoires, mais la capture de futurs paysans-esclaves, ou de femmes en âge de procréer pour accroître la population des travailleurs. L’État n’a pas été créé pour protéger les populations, mais pour mettre les gens au travail, et stocker la nourriture primordiale.» (3) Repenser à nos valeurs de jeunesse, à nos symboles, à ces têtes pensantes qui jouèrent avec nos hormones adolescentes, puis à nos déceptions et frissonner de voir des combats noyautés de brun raisonner dans le vide et se noyer dans les douves d’un pouvoir hautain et condescendant, en assumant le pléonasme. Violence(s). Et se dire que l’on est amer, et mettre en perspective notre petit combat à nous, évalué sur une échelle que nous sommes bien seuls à gravir, une violence inextinguible et vaine en corollaire, nous noyant dans notre propre flaque, avec comme seul but la reconnaissance du handicap, l’évolution de notre enfant, puis le respect de notre adulte dans ce qu’il est… et dans ce qui l’attend de sa fin de vie. Será vencido…(4)]
Néoruraux que nous sommes peut-être, tandis que la cirrhose décompose le chasseur sédentaire qui avait posé l’appât qui tua ce renard efflanqué qui croqua la pie qui avait ravagé le nid de notre mésange squatteuse de coin de terrasse, tandis que l’AVC emporte dans le fossé le conducteur ventru qui écrasa ce chat épais, serial killer de ces tourterelles turques, demi-collier noir fier sur livrée gris vineux, qui dictèrent leur loi aux passereaux autour de mes offrandes de graines de frimas, la nuit est tombée et je prends la main de mon grand fils pour le guider et assurer ses pas, toujours. Mais la main est si froide. Et dans la pénombre naissante où les masses s’indéfinissent, j’ai soudain l’impression que quelqu’un s’est glissé entre nous deux, une densité subreptice de forte stature sombre, camarde emplumée de tous ces trophées, éléments de plumages, rémiges et duvets que je ramasse et collectionne depuis si longtemps, témoins additifs et fétichistes de nos excursions. Sans raison apparente, elle ne m’effraie pas et d’une rangée de dents blanches définissant un sourire bienveillant, je la perçois comme un compagnon embarqué, plausible comme une alternative dont le souffle siffle comme un asthmatique poignant. Si belle, chimère si réelle, alors, alors que nos pieds crissent l’herbe mouillée de ce soir d’hiver, je chasse la fugace manifestation, je traverse l’allégorie et y retrouve mon fils, palpable, chinois dans l’ombre, et je resserre mon ancrage avec lui.
[ «Fusionnel !» crie un psy dans l’assistance, qui en relâche d’autres : «Autosuffisance, retrait social !», «Isolement!» … ]
Sa main est froide, mais dans une lumière qui flanche, derniers rayons rosacés avant la vraie nuit, il s’est arrêté et je le vois en masses décoiffées qui me montre doucement du doigt les lumières du village qui scintillent au creux du flanc lourd et noir de notre montagne. Qui d’autre que lui peut s’émerveiller de ces lucioles artificielles, là, en pleine mitose crépusculaire, avec un sourire de dents blanches bienveillantes et l’oeil vif de celui qui aurait encore tant à découvrir ? Et qui me regarde, pour que j’en acquiesce l’indicible attrait.
Qui d’autres que nous, parents, pour le remarquer encore ? Entre chien et loup.
Et pour le dire, encore, ici, par exemple.
Armand T.
Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc
Michel Serre
(1) L’histoire de Pompon, cheval de halage en bord de Garonne et de son maître, dans «Fleuve/Paysage : Oubli» des Nouvelles du Monde – Michel Serres, 1997 :“.. sur le Pont-de-Pierre, les cochers arrêtent les carrioles, pour assister au dénouement. – Ah ! Pompon, tu mords, ah ! tu veux me mordre, vieux bandit. Le marinier crie et tire sur la bride pour abaisser le museau et l’encolure de la bête fière qui se lève sur les jambes arrière, verticale, et agite follement les sabots avant, comme pour casser la tête de cet homme qui, aussi orgueilleux que l’animal, le défie des mains, de la voix et des yeux. – Ah ! tu mords, et tu crois, pauvre couillon, que moi, je ne sais pas mordre comme toi… Que fait-il, mon Dieu… Denis tremble de la bataille, comme tous les spectateurs. – Ah ! tu mords et tu crois, imbécile, que c’est toi, le patron. Denis Montignac en sourit, maintenant ; il a vu partout le combat des chefs se jouer, parmi les bêtes sociales ; la dominance des mâles fait couler le sang. – Tu te trompes, Pompon, tu te trompes beaucoup… Ici, le patron, ce n’est pas toi, c’est moi ! Les lavandières frémissent. “
James C. Scott
(3) James C. Scott, interview dans Télérama liée à la publication de son livre “Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États”
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