14 août 2016 | 11:47 | 15:08 | 11:46 • Ercé - Ariège

Par un heureux lézard

Fragment 81,
de chaumes et d'embardées.

7 octobre 2016

Fragment 81,
de chaumes et d'embardées.

7 octobre 2016

Terrasse. Couverte au premier étage d’un gîte ariégeois, fière de soleil, trapue et surplombante, ouverte vers la vallée qui grimpe, forte et vibrante, vers quelque pic espagnol ou presque, ou pas si loin. Lumière de matinée, qui éclaire la carte où je suis plongé, précise, détaillant un nouveau terrain de jeu. Je sais cette recherche cruciale pour la réussite de notre séjour, que le parcours soit dépaysant, de caractère, mais pas trop rude; Émilien est sur un fil, on le ressent, parfois sur un adret serein, semblant profiter de la lumière, mais toujours prêt à basculer vers ce qui ravine les plus sombres ubacs. Et je ne peux m’en remettre qu’à mon intuition et à sa profondeur d’erreurs, à nos racines empiriques, nos fondements rationnels et aux augures, pour voir; et là, quelques signes ne sont pas bons. Malgré la sécheresse, on sort les amulettes.

Il y a quelques jours, danse de la pluie à l’intérieur de la voiture, plumes de vents et turquoises de pluie : le feu a gagné la route, notre route. Une départementale nous emmenant en oblique vers l’ouest et notre destination ariégeoise. Arrêt. Juste devant nous, un dos de police et des sapeurs qui s’affairent. L’un semble bien jeune et semble flotter en taille et en largeur dans ses diverses protections. Ils ont fort à faire en cet été de canicule, je crois qu’ils étaient près de six cents à se battre encore, plus bas, plus haut, à Montalba. Je regarde mon fils, imperturbable, et le champ ravagé. Ce n’est là qu’un champ, mais même brûlé, un symbole de fertilité et d’espoirs noirs tchernoziom. Enfin, je crois. C’est presque beau. Je regarde mon fils, je pense en vrac aux origines Cherokee de Tarantino, à la terre noire d’Ukraine et à un copain photographe qui n’aurait pas hésité à aller shooter tout ça d’entre les fumées… Un gros camion de pompier effectue sur notre asphalte une manœuvre frénétique et s’enfuit vers l’ouest, plein champ, là où les chaumes repartent de plus belles flammes. Il ferait presque chaud.

À peine plus loin, on suit sagement un fourgon sur une route de campagne. Étroite, sans bas-côtés, encadrée de talus herbeux et bordée d’arbres, une route de campagne, quoi. Je suis assis derrière, au milieu, occupant comme je peux Émilien qui s’impatiente mollement en cette fin de voyage. En haut d’un faux plat, un virage d’où sort soudain une masse à contre-jour. Embardée. Gêné par le camion, le conducteur a loupé son virage et a mis une roue dans le fossé. Pour s’en sortir, il doit contre-braquer pour retrouver l’asphalte et là, on doit se le prendre de plein fouet. De face. Le temps se pose un peu, je passe en mode image par image et je vois passer à ma gauche le véhicule qui nous rase, si près, puis replonge à sa droite dans le fossé, et dans la lunette arrière, je le vois raccrocher au bitume puis repartir définitivement se vautrer dans le fossé, à une centaine de mètres. Le camion a disparu. Nous nous sommes arrêtés et je sors, toujours légèrement à contretemps. Il ferait presque lourd.

Le temps reprend progressivement son cours normal. Comme je m’approche du véhicule, un jeune homme en sort. Agité. État de choc, je me souviens avoir été agressé par des gens que je tentais de secourir. Je sonde sa cohérence par une question abrupte : «Vous étiez seul dans la voiture?» tout en imaginant un passager, un enfant derrière non attaché, violentés par les embardées et le choc final. Et là, il me regarde, je vois qu’il fait un effort pour reprendre aussi le cours normal du reste de sa vie. Il est jeune, blond, buriné, un regard bleu très enfoncé, très vif sous les arcades sourcilières. «Pardon», c’est la première chose qu’il me dit. Je me dis que tout va bien, finalement, puis il parle de sa voiture, du fourgon qui ne tenait pas sa droite, de la semaine qu’il venait de finir — on est samedi 14 h 00 — et des gens qui roulent trop vite sur ces petites routes… Hum. On le ramène chez son patron au village suivant. Il s’est assis à ma gauche, haleine vaguement chargée d’alcool, je regarde Émilien à ma droite qui observe et ne dit mot. Quasiment le même âge. Il s’excuse à nouveau, je l’apaise un peu en lui assurant qu’il avait œuvré au mieux pour maîtriser son véhicule mal embarqué et ne pas nous percuter. Mais je ne peux m’empêcher de le projeter vers ses inconséquences en lui suggérant que sa voiture est foutue ou bonne pour un passage au marbre, après de tels chocs latéraux…

Je me demande encore comment il a pu nous éviter, je me promets d’étudier la possibilité d’une protection ésotérique, de sacrifier un poulet et de nous en asperger de… heu, incapable de mettre à bouillir un escargot, je vais plutôt m’orienter vers un bouquet d’encens dans un jinja, soit le premier sanctuaire shinto venu, dès que je mettrai un pied au Japon.

Terrasse. Un ploc sourd me sort de ma carte et de mes pérégrinations animistes. Ce n’est pas une figue tombée de la charpente, ce qui aurait été bizarre, mais un gros lézard des murailles. Qui a décroché du mur en pierre. Il se tortille un peu au sol et se fige. On se regarde, normal entre autotomistes évasifs. Puis il s’élance vers le bord de la terrasse, passe sous la rambarde en bois et se jette dans le vide. Je l’imagine prendre son pied freestyle dans un flip arrière vrillé et atterrir deux mètres plus bas en espérant que cela soit dans l’herbe. Sans un cri.

Je n’ai pas bougé d’une écaille. Ce gros lézard hyperactif ne vivra peut-être pas vieux, mais il aura vécu pleinement, sans doute heureux, et heureux sans doutes. Et libre de tous les sauts qu’il veut. Je revoie mon fils autiste sachant à peine marcher nous échappant en courant sur ses petites pattes vers on n’aura jamais su quel point d’attraction, mais rituellement vers un danger : roncier, route, ravin, précipice… Ensuite, me reviennent aussi, dans une mécanique immuable et épuisante, des fragments de toutes ces années à gérer un équilibre précaire entre risques et prévention, dangers et protection, troubles du comportement et rationalisation, anticipation et improvisation. Travailler nos exigences d’équilibres pour que notre angoisse à le protéger ne transforme pas sa vie, son quotidien, en une mort vivante, une mise en sûreté atone, fade, où tous les vides seraient comblés. Une plénitude morbide, qui évoque un bonsaï de plastique dans un pot de riche terreau noir…

Ce même grincement chaque fois que les grilles du Centre se referment derrière moi, quand j’y laisse mon fils. Je sais ou j’espère que les gens, ici-là, font tout ce qu’ils peuvent, je sais que sans cette soupape notre petite marmite aurait depuis longtemps explosé, mais le laisser là, semaine après semaine quand nous persistons à singer une vie sociale, à s’insérer à contretemps, à retarder la vieillesse, à s’insurger ou à se passionner pour les choses du monde… Mais il s’agit pour l’heure d’oublier cette qualité carcérale qui semble inévitable — fatale, donc fatale — dans la prise en charge institutionnelle de l’autisme, ne pas oublier que paradoxalement certains parents se battent aujourd’hui pour une prise en charge humaine dans ce type d’institution de leur enfant difficile…

Se concentrer sur l’entame de ces dernières tentatives en date de vacances avec notre enfant. Et déplier les cartes et jouer, aux lézards heureux immergés en territoires inconnus, ramassant des plumes et agitant nos fétiches… Il ferait presque beau.

Jouer à y croire.

Et remercier ce taureau invisible qui beugle avec violence dans la haute forêt d’un plateau pluvieux où j’égarai dans un brouillard boueux d’humus sombre ma petite famille brumeuse…

Le remercier de nous rappeler que jouer c’est prendre des risques et finir par frissonner quand on se sent désorientés, près de perdre, de se perdre et que le frisson reste une belle expérience de vie.

Armand T.

13 août 2016
12:38
Vers l'Ariège, D119
Aude
13 août 2016 12:38 • Vers l'Ariège, D119 - Aude

Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc

autisme-hieroglyphe

Terres noires…

Si l’ONF a tendance à rassurer sur la capacité de la nature à se régénérer après un passage de feu de forêt, on restera loin de la fertilité des terres noires, tchernozioms de l’Est, sols considérés comme les plus fertiles au monde, près d’un mètre de profondeur d’humus, ou autre Terra Preta, sols sombres amérindiens anthropiques très fertiles datant des civilisations précolombiennes.
Resterait à amender nos sols avec du biochar ?
“De plus, le biochar a également suscité un intérêt agronomique il y a déjà plusieurs années, en particulier en Amazonie par la découverte de la fertilité de la Terra Preta, comparée à celle des sols voisins. Ces ‘terres noires’ sont le résultat de l’accumulation des résidus de combustion lente des déchets organiques des communautés villageoises en bord de fleuve. Les études archéologiques ont montré que dans certains cas cette accumulation a pu avoir lieu sur plusieurs millénaires, prouvant la stabilité de ce type de charbon.” 
 Biochar et Terra Preta ::·

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