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Réunion de chantier
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Quelques treize années en arrière, ou quatorze… Les rues de la Ville ancienne se resserrent progressivement sur notre parcours. Émilien est encore très jeune, sa dysphasie sévère s’est incrustée, ses troubles comportementaux aussi; la période est difficile, d’incertitude pour nous et de mal-être pour lui. Une plaque, avec un acronyme: CMPP. Je me distrais en le rapprochant de celui d’une ex-URSS, en version cyrillique.
Aucun rapport, ce lieu soigne les esprits. Mission avouée: traitement de la souffrance psychique.
D’ailleurs, c’est flagrant, instantanément, on a tout de suite envie d’aller mieux: la lourde porte historique refermée dans un grondement contratrié, un comptoir qui gère la distance, avec une protubérance humaine d’une politesse réservée, une salle d’attente, trop exiguë pour mériter des fenêtres, avec un adolescent froissé dans un coin et, un peu partout, notre fils qui entame une grande démonstration d’hyperactivité, avec beaucoup de conviction.
Est-ce utile de préciser que si l’on colle attente à salle, la promesse en est d’attendre? Émilien ne sait pas attendre, il ne saura jamais attendre. Or, si la salle ne l’est pas vraiment, sale, elle est globalement glauque, par extension, avec des revues, pas récentes, en état d’effritement. Comme cet ado cloîtré, d’une autre époque, triste époque, où aucune connexion n’est possible avec un monde tribal personnel, exutoire et virtuel.
Est-ce là le début de la thérapie? Une mise en condition nécessaire? Un pas dans l’insondabilité de l’être, après la mise à bas de toutes les fioritures? J’ai accepté l’idée de cette nouvelle démarche familiale et j’en reste curieux. Presque amusé. Émilien a l’air d’apprécier cette ambiance, il a une pêche d’enfer et certaines revues expriment un dernier soupir sur le lit élimé de fauteuils fossilisés. L’ado s’en recroqueville. Nos regards se croisent. Il y a là une détresse, forcément.
Il doit avoir fait une grosse bêtise, il doit être puni, car nous lui passons devant, compatissants, mais heureux d’avoir été choisis, fiers de l’injonction à s’extraire de l’attente, à prendre à gauche, d’abord, puis au fond à droite, l’escalier et une grande porte…
Qui s’ouvre sur une clarté; j’en entends presque une musique et je comprends que depuis vingt minutes, la lumière me manquait, la lumière du jour. La musique est celle d’un perforateur, lointain; d’un chantier en cours.
La pièce est en long, haute de plafond et d’huisseries, plutôt vaste avec au fond un bureau solide et trapu et derrière, une présence humaine. Un coin jeux, quelques poufs et deux chaises confrontées au bureau.
Ma boussole interne s’est mise en marche : les hautes fenêtres donnent sur une cour intérieure, privative et arborée, quelques centaines d’années d’histoire, de pas feutrés, de soliloque et de complots. En réfection, donc. La pièce subit une lumière étrange, forte, mais biaisée — on doit être orienté sud, sud-ouest en cette fin d’après-midi — et indirecte, réfléchie par la clarté des bâches de protection du chantier.
Étrangement, tout en répondant à l’invitation à s’assoir, j’identifie cette cour comme une issue de secours.[Simultanément, je ressens l’urgence d’un élan affectif envers le spectre de la salle d’attente, télépathique: je lui dis de fuir, vers la lumière, le chant du perforateur…]
On tente de stabiliser Émilien sur le coin jeux ; challenge. Cela fait sept ans que je tente en vain de jouer avec lui et ici, le terrain est lourd: les jouets ont vécu, c’est certain, usés, décolorés, désemboîtés, déprimés. Néanmoins, il a l’air d’en faire son affaire, mais je sais que cela ne va pas durer; alors je me concentre sur le personnage qui capte la lumière de l’autre côté du bureau, petite dame entre deux âges qui entame sans préliminaires un jeu entendu de question et de réponses. C’est sympa, on — l’autre — ne se préoccupe pas généralement de nous, parents, de nos entrailles, la discussion s’en focalisant le plus souvent sur le fruit, et le trouble qui le hante.
J’y crois ; et, au questionnement sur les aspérités de mon enfance, je déballe tout: surtout, ado, la violence de la mort de ma soeur. [Autre élan affectif envers la salle d’attente, mais élan mal dosé qui se vautre, dans un nuage de poussière pathétique, sur la pile de vieilles impressions…] Elle prend des notes, j’en rougis presque.
Alors qu’Émilien a rompu trop souvent le flux de la gnose thérapeutique, une poignée de quarts d’heure plus tard, nous sommes gentiment congédiés et nous retrouvons les jeux d’ombres d’une fin d’après-midi ensoleillée, les pavés, les bruits de la Ville, sourds, anonymes. J’ai remarqué, inquiet, en passant, la disparition de l’adolescent.
Alors que mon fils crie dans la rue, je croise nos trois reflets dans une vitrine mouchetée aux produits improbables et j’ose un petit bilan personnel: si la finalité m’échappe, le mode opératoire de la thérapie ne me dérange pas. On m’a prévenu, ici, je n’attendrai pas de verdict. Ici, pas de diagnostic, ça serait vulgaire. On sait, on ne dit pas. Ça, c’est puissant. Ça, c’est plus fort que moi.
Par respect pour ma compagne et l’enjeu et la deuxième topique de Freud, je persisterai donc.
Deuxième séance. L’ado a été cloné en un autre, plus vieux, plus fille, plus instable, perforée d’acné et d’humanité et l’oeil souriant au-delà, bien au-delà de son stéréotype.
Même entame, même poussière, rassurantes; la puissante valeur de cadre de ce qui ne bouge pas.
Mais, à la même question, posée dans ce qui me paraît être le même moment, toujours sur les stigmates de mon enfance, j’ai un instant d’agacement; la dame doit me tester, comparer les versions, coordonner les alibis: je maintiens les mêmes confidences que précédemment. Elle a l’air édifiée et reprend des notes. Les voiles du chantier claquent soudain sous un mistral naissant.
Cette fois, il est plus tard quand nous sortons. Et le vent a forci.
Troisième séance. Alors que la même dame me pose la même question, au même moment, et que je m’apprête à en formuler la même réponse, je jette un coup d’oeil en biais aux jouets, épars, dispersés par Émilien: ils paraissent toujours plus tristes et désespérés, résignés; à moins qu’ils ne soient décédés depuis longtemps. Je crois voir mon fils soudain hagard devant tant de malheur, un cube bleu pâle qui était violet dans une main, un camion gris qui était pompier dans l’autre.
J’inspire, je vérifie les issues, effaré, ce comique de répétition ne m’amuse pas; on me manipule ou l’on m’offense; j’ai envie, comme Émilien sait le faire dans son approche des inconnus, j’ai envie de tapoter la tête de la dame mûre en lui rappelant d’une voix douce que l’utilité d’une note c’est d’être lue et relue; et que si l’on excepte l’incompétence, si le but est, par la répétition ad libitum, de me convaincre que mon enfance est une tache qui perdure sur la carapace en chantier de mon fils, le message est désormais bien perçu. Que j’en ferai mon affaire et ma propre réflexion.
Mais je n’en dis rien, je sais que c’était ma dernière séance parce que je viens de le décider; alors je le tais, par respect envers les jouets, qui ont fait tout ce qu’ils ont pu, et en mémoire des deux ados qui ont disparu.
Cette fois, il pleut un peu quand nous sortons; j’en protège mon fils qui crie, sporadiquement, pour exister, entre mes bras. Il a 7 ans, je suis encore capable de le porter. Nous serons encore capables de le porter.
Il en aura vingt, et je pense encore, parfois, en être toujours capable.
Armand T.
Sauf indications contraires, textes, dessins et photographies sous © Didier-Trébosc
L’otiorhynque, cauchemar de jardiniers… et de politiques.
L’otiorhynque, fort de plus de 900 espèces, est un ravageur marcheur nocturne particulièrement discret dont les larves tuent, en s’attaquant aux racines et aux bases des tiges. L’adulte, lui, se contente d’altérer l’esthétique des plantes dont il boulotte les feuilles, à la belle étoile…
Le politique, pour certains misogynes du moins à qui l’on accorde poids et micro, verra sans doute ses nuits hantées à l’idée qu’il puisse exister dans la Nature une population moyenne de milliers d’otiorhynques, exclusivement constituée de femelles grâce à une parthénogenèse thélytoque…
Complètement impuissant devant ce genre de problème et de situation…et ce qui domine c’est : “l’impuissance”… ce qui est certain en revanche c’est que “ces” lieux là existent et ce sont des endroits où le manque de communication avec les professionnels est probant, alors qu’ils devraient être tout l’inverse…
Attendre des heures est semble t-il “normal” personne ne semble se poser de questions à ce sujet…ensuite on vous reçoit mais souvent l’impression est que le professionnel est à côté de vous géographiquement, mais en aucun cas avec vous…Comme je plains ces parents déjà tellement démunis devant les “troubles” de leur enfant, je me demande où ils puisent la force de résister…
En revanche il arrive, parfois qu’un professionnel vous écoute vraiment, essaye de trouver, si non des solutions au moins des moyens de vivre “moins douloureusement” la situation.Pourtant c’est bien d’écoute dont les parents et l’enfant ont besoin, c’est avant tout la première démarche constructive…
Ce texte révèle merveilleusement l’intensité de vie qui s’engage quand une demande d’aide est exprimée. Je pense que c’est vraiment difficile de tenir à soi de façon à ce que ce mouvement-là reste vivant. Et c’est encore plus difficile quand la demande est psychique, et encore plus difficile quand c’est pour son enfant. Je pense que l’offense est vraiment délibérée et sordide. Je ne comprends pas que le regard et l’attention de cette dame n’aient pas concerné Emilien : sauf erreur de ma part, c’est pour Emilien que ses parents sont entrés là.
On peut parfois mettre plus de 3 séances à quitter définitivement les lieux : la capacité des professionnels du psychisme a créer “l’erreur” sur les autres est parfois incommensurable ; et les capacités de colère et de survie différentes chez chacun. Entrer avec une telle demande crée de la vulnérabilité : on est prêt à l’altérité, on est prêt à ce que l’autre nous altère pour que ça aille mieux et qu’on comprenne quelque chose.
Mais ce n’est pas sûr que ce soit la même chose pour les ados, même si leur place est belle dans le texte. J’ai rencontré des personnes qui allaient mieux grâce à des psy que j’aurais fuis et que je ne souhaite, à priori, pour personne.
Et dire que j’ai vécu la même chose 10 ans plus tard, et que d’autres parents, qui eux n’auront pas forcément le réflexe salutaire de claquer la porte, de se dire que tout ça c’est du vent,vivent encore la même chose aujourd’hui.J’en suis malade.
Je lis tous vos articles et je suis émue et vraiment interpelée à chaque fois..
En revanche je n’ai aucun commentaire légitime (ou illegitime) à faire!
Je suis juste avec vous en union de pensées et reconnaissante d’appréhender
chaque fois un peu mieux, grâce à votre talent d’écrivain, ce que vous vivez ou avez vécu.
Monsieur Armand T.
Vous écrivez de très beaux textes. Ils permettent à vos lecteurs de saisir la densité de ce que signifie être parents d’enfants autistes. Nous pouvons aussi sentir toute la tendresse qui vous habite. Magnifique votre réflexion.
Permettez-vous de vous faire une suggestion: Anne Decerf, auteure, vient de publier un livre dont le contenu est de nature à vous intéresser. Sa réflexion rompt avec celles habituelles en nous invitant à voir l’autisme comme n’étant pas d’abord une “maladie” mais un premier stade de développement. Docteur en psychologie, de formation philosophique, elle est chercheur et thérapeute. La théorie qu’elle propose dans ce livre est très appréciée par des thérapeutes qui, aujourd’hui, l’utilisent dans la conception de leurs interventions.
Le titre de son livre: Du rituel autistique à la construction du désir, une nouvelle approche du lien affectif. Auteur : Anne Decerf. Maison d’édition : Chroniques sociales, Lyon, 2011.